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Channel: Le blog de Fabrice au Congo
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Fleurs tropicales... variété de couleurs et de formes

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Pour aborder un sujet un peu plus léger, à l'heure où le printemps étale ses fleurs en France, les fleurs tropicales croisées en Afrique, au détour d'une rue, d'un petit jardin, le long d'un fossé ou d'une palissade, égayent l'environnement.

 

On trouve ainsi une grande variété de formes et de couleurs qui vient ponctuer de touches de beauté, la ville ou la brousse. 

 

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Bec de perroquet, Heliconia (Nigeria juin 2013 © FabMoustic)

 

Il existe par exemple différentes variétés de fleurs dénommées "bec de perroquet" dont on constitue parfois des bouquets.

Les couleurs vives de ces fleurs originaires d'Amérique du Sud est une raison de leur succès. Elles appartiennent à la famille des Heliconiaceae. Les fleurs sont présentes à l'extrémité d'un pédoncule, soit "érigées" (comme sur la photo ci-dessous), soit "pendantes".

La plante se reproduit par des rhizomes qui peuvent être quelque peu envahissants.

 

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Fleur orange "bec de perroquet" (Nigeria juin 2013 © FabMoustic)

 

Une autre fleur couramment rencontrée est la canna. C'est une plante herbacée, elle aussi originaire d'Amérique tropicale, de la famille des Cannaceae.

 

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Canna (Congo décembre 2012 © Truuuc)

 

Cette plante ornementale produit quelques fleurs à l'extrémité d'une solide tige droite. La variété rouge est aussi cultivée en France.

 

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Fleur rouge de canna (Congo décembre 2012 © Truuuc)

 

Une fleur plus surprenante est la remarquable "rose de porcelaine". Elle pousse au bout de longues tiges dépourvues de feuilles, aux côtés de hautes branches évoquant celles du palmier.

De la famille des Zingiberaceae, la rose de porcelaine (Etlingera elatior) est une espèce originaire du sud-est asiatique (notamment de Malaisie).

 

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Roses de porcelaine (Angola novembre 2012 © FabMoustic)

 

La fleur non épanouie prend de délicats tons roses nacrés, imitant la porcelaine.    

 

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Rose de porcelaine juvénile (Angola novembre 2012 © FabMoustic)

 

La fleur à maturité est spectaculaire. De la taille d'un artichaut, elle paraît si parfaite qu'on la croirait artificielle ! La fleur rose-rouge est bordée de jaune ou de blanc.

 

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Rose de porcelaine épanouie (Angola novembre 2012 © FabMoustic)

 

Une autre fleur remarquable par sa forme singulière est la passiflore. Il s'agit cette fois d'une plante grimpante qui s'accrochera volontiers aux haies et autres palissades.

On doit son nom au médecin botaniste espagnol Nicolas Monardes. Au XVIème siècle, il fut apparemment le premier à employer le terme religieux de flos de passionis, «fleur de la passion». En effet, la fleur était selon lui "faite pour représenter la Passion du Christ ».

La fleur comporterait ainsi les symboles de la crucifixion. Les cinq pétales et cinq sépales représenteraient dix des douze apôtres (en excluant Judas et Pierre), la couronne ainsi formée évoquerait la couronne d’épines, les cinq étamines seraient les plaies du Christ, le pistil symboliserait la croix et les trois stigmates du pistil seraient les clous.

 

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Passiflore (Gabon novembre 2013 © FabMoustic)

 

Le terme "passiflora" a été créé au XVIIème siècle par le naturaliste italien Federigo Cesi.

Il existe des centaines d'espèces différentes de passiflore, principalement originaires des Amériques. Celle photographiée au Gabon ressemble fortement à Passiflora edulis.

Comestible, elle est alors plus connue par son fruit appelé grenadille ou... fruit de la passion ! On accorde aussi à la plante des vertus médicinales (anti-inflammatoire, anti-oxydante, anxiolytique).


Notons que la belle fleur se referme pendant la nuit et parait alors bien anodine...


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Passiflore "endormie" (Gabon novembre 2013 © FabMoustic) 

 

Comme vous le constatez les fleurs voyagent au fil des siècles, avec les humains qui passent d'un continent à l'autre. Bizarrement, aucune fleur originaire d'Afrique !


Musique : des pygmées Aka en Isère

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C'est à un voyage musical insolite que le Festival "Détours de Babel" nous a invité dans une salle de spectacle de l'agglomération grenobloise, vendredi 11 avril.

Musique et chants de pygmées Aka, peuple réputé pour ses singulières polyphonies, se sont mélangés au son de la guitare de Camel Zekri. Les chants rythment traditionnellement la vie de tous les jours des pygmées (la chasse, un changement de campement...) et les étapes de la vie (funérailles...).

Le contexte est particulier puisqu'il viennnent d'un pays actuellement en proie à des violences et des combats meurtriers (La Centrafrique). Ils remplacent d'ailleurs au pied levé d'autres centrafricains qui n'ont pas pu se déplacer (ensemble de trompes Ongo-Brotto de Bambari, de l'ethnie Bandas... petit clin d'œil, peuple qui a participé autrefois à la construction du CFCO !).

  

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Artistes pygmées Aka (Détours de Babel © Hexagone)    

 

Les deux artistes Aka viennent de la vallée de la Lobaye, affluent du fleuve Oubangui, d'où le titre du spectacle. Cette région est frontalière de l'extrême nord du Congo, cette limite artificielle n'ayant pas grande signification pour un peuple nomade vivant dans la forêt équatoriale. Mais cette partie du Congo a vu affluer ces derniers mois des milliers de réfugiés centrafricains, qui se trouvent dans des conditions de vie très précaires. Les médias n'en parlent guère... Le sort réservé aux "autotochnes" du Congo n'est pas toujours très enviable (cf Les Pygmées au Congo ;  Lékoumou : rencontre de "Pygmées" près de Bihoua ).


Lors de l'entrée en scène, le physique des pygmées tranche avec la haute stature du musicien d'origine algérienne. Bien entendu, là n'est pas l'essentiel. Le musicien a noué progressivement des liens étroits avec la population Aka, conduisant à la démarche artistique actuelle.

Pas d'artifices folkloriques, nos hommes sont habillés de sobres costumes 3 pièces et d'une chemise blanche (contrairement au cliché ci-dessus).

 

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Le guitariste Camel Zekri (© RD)

 

Pendant 1h30, plusieurs tableaux musicaux se succèdent, sur fond d'images d'un séjour de Camel Zekri dans un village pygmée en 2000, mêlés d'effets de caméra "en direct". 

Le quatrième acteur du spectacle est le danseur Congolais Orchy Nzaba (il a notamment participé au spectacle "Anatomies 2009 : comment toucher ?" au Centre Culturel Français de Brazzaville). Il s'intègre parfaitement au trio, en participant également aux chants et aux percussions (maracas africain).

Les deux personnes qui retiennent l'attention sont bien sûr Prosper Kota et Jean-Pierre Mongoa. Le premier chante et joue de percussions (tambour local), avec une très forte présence scénique. Le second joue de plus de la "harpe" (similaire à celle vue au Congo cf Art traditionnel : "harpe coudée" ). Sans comprendre les paroles, les chants vous portent vers des horizons lointains, aux sources de l'humanité...

Tout le monde entre à tour de rôle dans la "danse", certains pas évoquant la progression des chasseurs sur les sentiers de l'épaisse forêt équatoriale.

 

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Le danseur Orchy Nzaba (© Congopage)

 

Certains spectateurs ont sans doute été un peu perturbés par le mélange de musique ethnique et de musique moderne, ainsi que par le "mur d'images" (une dame âgée a quitté la salle avant la fin...). Un épisode où la guitare s'est électrisée et où les tambours résonnaient fort, frisait le concert de hard rock !!

Mais le "rappel" (émouvante et lancinante chanson, dédiée à leur ami Jean, qui ne pouvait pas être de l'aventure) et le tonnerre d'applaudissements à la fin de la représentation montrent la satisfaction d'une très large majorité du public.

Les artistes étaient eux aussi émus et visiblement heureux de l'accueil qui leur était réservé. Beau moment d'évasion et de rencontre !

 

Le monde est quand même devenu petit. Les 6 000 km qui nous séparent de la Centrafrique et qui représentaient une distance extraordinaire, il n'y a pas si longtemps, n'est plus un obstacle (du moins, il est franchi assez rapidement avec l'argent nécessaire pour payer le voyage en avion...).

Pour faire état d'un certain optimiste, notons aussi que ces Hommes étaient exposés dans des "zoos humains", il y a moins d'un siècle (jusque dans les années 1930). Les Européens ont donc eux aussi évolué et posent désormais un autre regard sur ces cultures différentes, à la fois humainement si proches et si lointaines de nos vies quotidiennes. 

 

Pointe-Noire coloniale : défilé militaire

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J'ai trouvé quelques photographies d'un défilé militaire se déroulant à Pointe-Noire, avenue de Gaulle, artère principale de la ville océane.

 

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Défilé militaire, Place Antonetti, vers 1955 (© Photo-Ciné Loudan)

 

Je le situe à l'époque coloniale, vers 1955. L'avenue est pavoisée de drapeaux tricolores, que l'on devine bleu-blanc-rouge. C'est bien sûr avant l'Indépendance du Congo.

 

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Clairon, en tête du défilé (© Photo-Ciné Loudan)

 

En tête du défilé, un fier clairon donne le rythme à ses collègues. Son fanion est décoré d'une étoile. Il doit s'agir d'un officier.


 

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Fanfare militaire, en tête du défilé (© Photo-Ciné Loudan)

 

Il est suivi de près par la fanfare, composée uniquement de musiciens Noirs. Leurs abdomens semblent ceints d'une écharpe tricolore. Ils portent des couvre-chefs (chéchias) que l'on devine rouges.

On compte des clairons, tambours, saxophones et tubas.

 

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Troupes défilant avenue de Gaulle (© Photo-Ciné Loudan) 

 

On remarque que l'avenue de Gaulle est encore dans un cocon de nature, notamment au niveau de la "villa Antonetti" (cf Pointe-Noire colonial : la villa Antonetti ). Palmiers, bambous géants et flamboyants forment un écrin de verdure en plein cœur de la ville. 

 

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Troupes, place Antonetti, Pointe-Noire (© Photo-Ciné Loudan)

 

Sur l'avenue pavée de plaques de béton, les troupes à pied défilent devant les autorités, placées devant le buste de l'ancien gouverneur de l'AEF, Raphaël Antonetti, encadré de deux obélisques blancs.

Le monument est toujours là aujourd'hui, en dépit de la gestion contestée de la colonie par Antonetti, notamment dans sa conduite du chantier meurtrier du Chemin de Fer Congo-Océan (CFCO).

 

(suite des photos, article suivant)

Pointe-Noire coloniale : défilé militaire (suite)

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Derrière la fanfare, c'est le drapeau d'un Régiment de Tirailleurs d'Infanterie Coloniale qui ouvre le défilé. C'est clairement écrit sur le drapeau, mais impossible de lire le numéro du régiment, caché sous le pli de l'étendard ! 

 

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Drapeau du Régiment d'Infanterie Coloniale, Pointe-Noire vers 1955 (© Photo-Ciné Loudan)

 

Je présume que les officiers (Blancs) défilent en tête. La troupe africaine porte une large cape, que je suis tenté de voir de couleur rouge (si j'en crois le contraste avec la veste, supposée blanche, et le pantalon, supposé noir).

Je ne suis pas du tout un spécialiste des uniformes militaires...

 

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Garde fédérale, Pointe-Noire vers 1955 (© Photo-Ciné Loudan)

 

Devant le buste d'Antonetti, on a placé les autorités militaires de différentes armes, les autorités civiles, et les médaillés, Noirs et Blancs. S'agit-il d'Anciens Combattants de la Seconde Guerre Mondiale ?

 

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Autorités, place Antonetti, Pointe-Noire (© Photo-Ciné Loudan)

 

Je n'ai pas la date à laquelle ce défilé militaire a eu lieu à Pointe-Noire. A l'époque coloniale, on peut imaginer qu'un défilé aurait pu se dérouler pour le 14 juillet, fête nationale française, pour le 11 Novembre, armistice de 1918 ou bien pour le 8 Mai, capitulation allemande de 1945.

D'après un lecteur, il s'agirait d'un défilé du 14 juillet. Une sorte de réplique locale de celui des Champs Elysées. D'après une autre source photographique, il pourrait s'agir en effet du défilé du 14 juillet 1957.

 

 

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Défilé militaire, avenue de Gaulle, vers 1955 (© Studio Plantier)

 

Un autre cliché montre d'autres soldats remontant l'avenue de Gaulle, avec en toile de fond, le magasin PariSangha (cf Pointe-Noire : place Antonetti... d'hier ), cher aux ponténégrins de l'époque.

Je crois identifier des aviateurs, étant donné le petit insigne en forme de V sur leur calot. La base aérienne 173 tenait alors un rôle très important à Pointe-Noire. Ils sont en short, ce qui contraste avec le large pantalon de leurs camarades des troupes coloniales.

 

 

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Blindés, avenue de Gaulle, vers 1955 (© Studio Plantier)

 

La foule est amassée au pied du magasin pour voir le défilé. On compte aussi quelques personnes au balcon du PariSangha (propriété de la CCSO, comme le rappelle le sigle de la façade).

Ce sont quelques blindés (chars à chenilles, surmontés d'une mitrailleuse) qui suivent les troupes à pied.

 

 

PS : si des lecteurs ont des précisions à apporter sur les photos, n'hésitez pas !    

 

Un lecteur me fait remarquer qu'il doit s'agir de la "garde fédérale" (gendarmerie de l'AEF et du Cameroun) dont son père faisait partie à Brazzaville à cette époque (1956-57). Les hommes de troupe, les "auxiliaires" portaient en effet, une cape rouge (tenue d'apparat) et les sous-officiers et officiers, une cape blanche. On voit cette troupe sur la photo ci-dessous (cliché original recadré sur la troupe).

 

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Défilé de la garde fédérale à Brazzaville en 1956 ou 57 (© Jean-Paul)


Pour ma part, le képi des officiers me faisaient effectivement penser à la gendarmerie !

 

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Défilé militaire à Pointe-Noire vers 1955 (© Photo-Ciné Loudan)   

 

On voit exactement le même uniforme sur la photo (agrandissement du défilé de Pointe-Noire) ci-dessus ! Le couvre-chef est plus haut qu'une chéchia et décoré sur le devant d'un ornement.

Merci à Jean-Paul !


La garde fédérale fut dissoute en 1961. Les éléments congolais furent répartis en deux groupes, ceux qui savaient lire et écrire rejoignirent l'armée nationale et la gendarmerie, et les autres (presque tous analphabètes) se retrouvèrent dans le service de police.

Source : L'expérience congolaise du socialisme de Massamba-Débat à Marien N'Gouabi -Jérôme Ollandet - L'Harmattan.


Loango colonial : un sultan contraint à l'exil...

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Deux cartes postales me permettent de sortir de l'oubli l'histoire d'un tchadien séjournant au Congo au tout début du XXe siècle.

Les clichés pris à Loango présentent un mystérieux sultan, "déporté" dans la petite ville côtière du Congo français.

 

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Le sultan Niébé et sa famille à Loango vers 1905 (carte postale © Marichelle)

 

Il s'agit du Sultan Niébé (et non pas Niémé comme indiqué sur les cartes postales). Il est accompagné de ses 3 femmes, de ses 4 enfants et de quelques serviteurs.

Il a fière allure, drapé dans ses beaux vêtements, canne à la main et portant une sorte de turban comme couvre-chef.

 

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Le sultan Niébé à Loango vers 1905 (carte postale © Marichelle)

 

L'époque n'est plus à l'exploration pacifique, chère à Savorgnan de Brazza. La conquête militaire prend le pas, dans le contexte d'une concurrence effrénée avec les Anglais pour le contrôle des derniers territoires de l'Afrique Centrale demeurés libres de l'influence européenne.

Les fils du Sultan Rabah du Tchad en font l'amère expérience. L'ainé Fadlallah est tué le 3 août 1901 à Gujba (Nigeria), et le cadet, Niébé, se rend.

 

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Victoire contre les fils de Rabah en 1901 (gravure Le Pélerin N° 1273 - 1901)

 

L'année précédente, c'est le redouté père, sultan de Bornou, seigneur de guerre et esclavagiste originaire du "Soudan égyptien" (sa zone d'influence couvre la région du Darfour), qui a été tué à la bataille de Kousseri (située à l'extrême nord du Cameroun), le 22 avril 1900. Du moins, c'est le portrait peu flatteur qu'en ont dressé les colonisateurs...

Le commandant Lamy perd la vie dans cette même bataille (Emile Gentil donnera pour lui rendre hommage son nom à "Fort-Lamy", future capitale du Tchad, aujourd'hui N'djaména).

La presse d'alors n'hésite pas à mettre en Une la tête du sultan tenue au bout d'une pique (dessin issu d'une photographie de la mission Gentil)...  Il parait que l'on avait offert une prime à qui tuerai le sultan, ce qui explique cette macabre scène. Pour prouver que Rabah était bien mort, un tirailleur ramena la tête et une main ! Joyeuse époque.


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La tête de Rabah au bout d'une pique (L'Illustration n°3028 - 9 mars 1901 - © Jules Lavée)

 

Il s'agit aussi d'une sorte de vengeance. En effet, Rabah avait fait pendre l'explorateur français Ferdinand de Béhagle quelque temps auparavant, en septembre 1899 à Dikoa (Oubangui-Chari). Ce dernier avait tenté de négocier dès 1897 avec le Sultan la reddition de ses territoires. En vain... 

 

Son fils cadet Niébé fut d'abord emprisonné à Fort-Sibut en 1901 (à l'origine appelé Krébédjé, petite ville de la colonie d'Oubangui-Chari).

L'administrateur colonial Georges Toqué en dresse alors le portrait suivant : " Il nous vint, chevauchant, abrité sous un vaste parasol multicolore, suivi de ses femmes, enfants, domestiques et lourd bagage. Une gandourah bleu roi atténuait, de sa couleur alanguie, la teinte trop noire de son visage ; de fines bottes de fiali crissaient en une musique de cuir neuf ; sous le turban virginal, deux yeux jeunes riaient. Traînant sa jambe blessée au dernier combat, il s'empressa, fit ses salamaleks fort gracieusement.

Mais la bonne impression dura moins que les bottes neuves. Les petits yeux rieurs étaient féroces à leurs heures ; les lèvres, où couraient quelques poils follets proféraient de terribles menaces contre les chiens, les fils de chiens de chrétiens ! Exigeant, vaniteux, intraitable avec les siens ; bref, l'étoffe d'un bon Arabe, d'un excellent Sultan. Ses antécédents connus l'affirmaient : sous le règne de son père, il exigeait qu'à sa vue ses sujets se jetassent le front dans la poussière. Passe encore ; mais à Dikoa, d'une terrasse de la place du Marché, il déchargeait son mousqueton sur le peuple. Ce "fils à papa", abandonné d'Allah sur les marches d'un trône, acceptait assez mal son exil ".


On peut imaginer sans peine l'humeur du jeune Sultan fait prisonnier, et ses légitimes ressentiments à l'encontre du colonisateur, après la mort de son père et de son frère aîné...


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Niébé, fils de Rabah, vers 1900 (carte postale © Adolphe Trinchant)

 

Par la suite, Niébé est transféré à Brazzaville. Selon Toqué, "ce pauvre Niébé" avait trouvé un moyen de se faire un peu d'argent : "suppléant à son maigre budget par un tripot ouvert toute la nuit, rendez-vous de la racaille de boys et de miliciens, qui jouaient et qui perdaient tout ce qui leur appartenait... et même plus."

Enfin, il fut envoyé à Loango en septembre 1905. Toujours selon Toqué, "Niébé était envoyé, avec toute sa smala, à Loango, pour en finir avec son casino interlope". Il était alors fort éloigné de sa zone d'influence. C'était aussi le but de l'opération ! Je ne sais pas s'il a terminé ses jours à Loango, ou si le calme revenu, il a retrouvé sa terre natale. Pas du tout certain, au vu des violents combats qui ont émmaillé la conquête du Tchad à cette période.


Un autre prisonnier de Fort-Sibut et de Brazzaville, le sultan Acyl, plus conciliant avec le colonisateur, retrouva son trône du Ouaddaï (Tchad). Mais ce ne fut qu'en 1911, après de féroces batailles contre son cousin Doudmourrah, vivement opposé à la colonisation militaire, avec des milliers de morts à la clé. Ce fut aussi très bref, Acyl est destitué en 1912 par ses alliés français...


Source : "Les massacres du Congo" - Georges Toqué - 1907 - réédition L'Harmattan 1996.

cf  Lecture : "Les massacres du Congo" de Toqué

Lecture : "Les massacres du Congo" de Toqué

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L'ancien administrateur adjoint des colonies Georges Toqué (1879-1920) publia en 1907, à sa sortie de prison, un livre de mémoires "Les massacres du Congo", avec en sous-titre "La terre qui ment, la terre qui tue".

Tout comme le titre, la couverture sanglante du livre ne fait pas dans la dentelle, à l'image des journaux à sensation de l'époque.

Le livre a pour objectif de le réhabiliter, en dénonçant le système dans lequel il était prisonnier, et de relater les exactions commises, qu'il a pu observer de près sur le terrain.

Le jeune homme (il n'a alors que 20 ans) part "pour les colonies" plein d'enthousiasme et de rêves, ceux d'un avenir plus brillant et d'une promotion sociale plus rapide qu'en métropole. Mais il déchantera assez rapidement.

 

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Couverture du livre de Georges Toqué (Edition La Librairie Mondiale - 1907)

 

Il commence par un poste d'administrateur stagiaire au Dahomey (Bénin), fin 1899. Il découvre la vie coloniale à Porto Novo : "Oh ! la bonne petite ville de province que Porto Novo !". Causeries, ragots, surtout sur les absents, sont de rigueur "aux colonies bien plus qu'ailleurs".

Il y côtoie un certain Antonetti, et partage même sa case avec lui. De sept ans son ainé, ce dernier deviendra Gouverneur du Dahomey dix ans plus tard, puis Gouverneur général de l'AEF de 1924 à 1934.

Toqué est rapidement malade, "jaune, maigre et courbatu". C'est lors du voyage retour vers la métropole, dès février 1900, qu'il croise une autre forte personnalité, Emile Gentil, à bord du Maceïo.

C'est Gentil qui l'incite quelques semaines plus tard à partir pour le Congo Français, plus précisèment au "Chari", tout juste conquis. De nouvelles aventures possibles, le jeune homme veut découvrir la brousse. Après un très long voyage (Landana, Kinshasa, Brazzaville, Loukoléla, Bangui, Fort-de-Possel), il rejoint son poste de Fort-Sibut (à l'origine appelé Krébedjé)

C'est un poste stratégique situé sur la "route du portage". Indispensable pour ravitailler les troupes en cours de conquête militaire de l'Oubangui-Chari et du Tchad. C'est là que Toqué croisera pour la première fois le Sultan Niémé (cf Loango colonial : un sultan contraint à l'exil...).

 

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Le jeune Toqué (L'Illustration du 25 février 1905 - Photo Rives)

 

Toqué rejoint ensuite en 1901 Fort-Crampel (Kaga-Bandoro) situé encore plus au nord, pour devenir l'adjoint du commandant de la Région Civile, M. de Roll. Il dresse le tableau en quelques mots : "Au pied du rocher sombre, le poste menace de ses canons, la plaine immense et déserte".

Gentil laisse à cette époque le commandement de la région à un militaire, le lieutenant-colonel Georges Destenave. Afin d'assurer le portage coûte que coûte, il met en place une série de mesures très sévères à l'encontre de la population locale, connues sous le nom de "code Destenave".

 

Les "conventions" du 1er avril 1901 donnaient ainsi les possibilités de répressions suivantes aux administrateurs coloniaux : 

1° - Les agents inférieurs peuvent, vis-à-vis des indigènes, appliquer les peines suivantes : 

a) La chicotte

b) L'amende

c) La barre de justice

d) La prison

2° - Le commandant de cercle se réserve d'appliquer : 

e) La déportation

f) La mort

 

Les administrateurs avaient donc un pouvoir de police et de justice, porte ouverte à tous les abus, surtout quand il s'agit d'une justice d'exception. La détention d'otages était officiellement prohibée dans toute la colonie du Congo Français, par un arrêté local du Lieutenant-Gouverneur du Gabon datant de 1887, pourtant le texte stipulait : 

"Les femmes détenues au camp y recevront une ration de mil qu'elles auront à broyer et à cuire elles-mêmes. La femme et, s'il y a lieu, les enfants, seront rendus à l'homme quand celui-ci aura fourni la corvée qui lui est demandée (portage, impôt, etc)."

 Si ce n'est pas de la prise d'otages, cela y ressemble fort !!


Le recrutement de porteurs primait donc sur toute autre considération. Les armes, les munitions, les marchandises devaient absolument atteindre leur but. Les colons français étant très peu nombreux, ce furent les auxiliaires et autres miliciens (issus le plus souvent d'Afrique de l'Ouest) qui constituèrent le bras armé de la répression.

Toqué raconte : "Les rebellions commencèrent dès la première heure. Les villages étaient réprimés... par les miliciens noirs : la tuerie, le viol, l'incendie, le pillage. Et les otages- la honte ! Atroce procédé pris aux sauvages eux-mêmes. Les hommes, rares, venaient amarrés : la corde coupait les chairs et faisait de mauvaises blessures. Les femmes lentes à fuir, les vieilles et les nourrices, qui portaient l'enfant à cheval sur la hanche , venaient en troupeau. [...] Les yeux baissés, avec des mines de pauvres bêtes effarés, elles mettaient la main sur la bouche des enfants effrayés par les blancs et tout prêts à pleurer. Et tous ces otages restaient dans la hutte sordide - le camp - jusqu'à ce que leur chef vint les réclamer, la corvée faite ".

 

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Miliciens armés s'embarquant à Brazzaville (vers 1905 - carte postale © Vialle)

 

Georges Toqué note : "Il était encore de bon ton d'affecter un souverain mépris du "sale nègre" ; une exécution sommaire s'acceptait facilement, qui s'appuyait sur un semblant de raison politique et de besoin de la domination. Cette idée de race ne finira qu'avec le monde. La justice n'existait pas et la presse s'immiscait fort peu dans la gestion d'un domaine vaste et décousu. Les abus persistaient."

 

La vie en Oubangui-Chari était alors fort rude, les conditions matérielles médiocres, l'isolement, la peur, la maladie conduisaient à ce que certains qualifiaient "d'effondrement" (on peut lire sur ce même sujet "Un avant poste du progrès" de Joseph Conrad, cf Lecture : "Au coeur des ténèbres" ). Des administrateurs sombraient parfois dans une folie meurtrière... frappés de "soudanite" ou "d'africanite" comme on se plaisait à le nommer à l'époque.

Il relate le cas d'un commis aux affaires indigènes, un certain "H", nommé chef du poste de Nana (du nom d'une rivière, poste situé à plus de 100 km au nord de Fort-Sibut). Le dénommé "H" est transporté mourant à Fort-Sibut et Toqué part faire l'intérim à Nana. Il découvre alors une situation terrible.

" Des choses navrantes ici : des prisonniers enchaînés de court, alignés à terre, comme des gens que la faim mord. A trois pas dans la brousse, un coup de feu. J'y cours : un auxilliaire déguenillé vient de tirer à bout portant une pauvre vieille grand-mère. Elle râle encore faiblement, la poitrine trouée au-dessous de son pauvre sein fané ; la bouche ouverte laisse échapper, au rythme du souffle mourant, un glougloutement de sang noir et de mousse.

Une dizaine d'autre femmes maigres, étiolées, se tiennent là, tenant des enfants sur leurs bras impassibles, regardant la pauvre vieille qui s'en va. Elles doivent être là depuis de longs jours, couchées dans la grise poussière du sol, car, ce sont des squelettes blanchis, de lugubres pierrots tout blancs, avec deux grandes taches humides : les yeux et la bouche. [...] Je découvrais ainsi qu'H... était l'auteur d'un code draconien dont l'unique peine était la mort."

Toqué tait le nom de son collègue (pourquoi, alors que d'autres sont cités clairement ?), mais on saura plus tard qu'il s'agissait d'un dénommé Hermès.

 

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Femme du chef de Krébedjé (Fort-Sibut), race banda (carte postale vers 1900 © Audema)

 

Semblant faire preuve d'humaniste, Toqué dénonce la mentalité et les pratiques des "anciens coloniaux", par opposition aux jeunes qui, comme lui, débarquaient à cette époque dans la colonie : "Cette nouvelle cohorte se heurtait partout aux vieux éléments, trop dépréciés peut-être, d'une administration amorphe et peu exigeante. Un sang nouveau s'infusait, des idées nouvelles germaient, la méthode remplaçait l'empirisme, la force faisait place à l'humanité, quoique lentement".

Il relate les sinistres propos de son supérieur hiérarchique M. de Roll, qui lui intime le silence au sujet des exactions commises : "Pour moi, je n'ai que quelques mois à vivre ; je tiens à ne pas les gâter. Quant à vous, avec l'avenir auquel vous pouvez prétendre, votre intérêt est de museler. La pire note que vous puissiez avoir au ministère est celle d'un emmerdeur.

Rappelez-vous ceci : qu'il n'est pas défendu de tuer des nègres, mais bien de le dire, d'être pris ou de laisser des traces ; et qu'il vaut mieux tuer vingt nègres que d'en égratigner un. Les morts ne parlent pas, tandis que l'homme égratigné deviendrait en France un martyr. Vous auriez beau dire et beau faire, vous n'arriviez pas à convaincre que vous n'êtes pas un tortionnaire".


Pourtant, Toqué lui-même tient des propos ouvertement racistes, sous couvert de plaisanterie : "A Dakar, nous embarquâmes M. Cougoul, nommé chef du service judiciaire au Congo pour diriger notre affaire. Vous pourriez entendre sans comprendre que M. Cougoul "descendait des cocotiers". [...] Aussi bien est-ce une image. Dire de quelqu'un qu'il descend des cocotiers, c'est faire entendre qu'il descend du singe, en passant par le nègre..., stade auquel n'a pas songé Darwin". Cette opinion était alors largement partagée par ses contemporains...

 

Après la mort du commandant de Roll, début 1903, Toqué devient le commandant de cercle de Fort-Crampel. Le "cercle" était le plus petit échelon de l'organisation administrative coloniale française.

Il arrive à gagner la confiance de la population, et les Mandjias viennent progressivement installer leurs cases autour du poste. Mais le dénuement dans lequel se trouvent les gardes régionaux conduit à des rebellions. Il se voit contraint de fusiller un déserteur, "un Marouba du nom de Pikamandji". Les textes en vigueur le permettaient, une circulaire du Ministère de la Guerre stipulant que pour 1903 ce territoire était en "campagne de guerre" !

Il écrit à ce sujet un rapport envoyé à son supérieur, M. Pujol. Mais celui-ci est de la "vieille école" et étouffe l'affaire : "Je ne vous réponds pas officiellement au sujet du nommé Pikamandji, il vaut mieux laisser cela tranquille ; je détruis d'ailleurs votre lettre à ce sujet. A l'avenir, agissez ainsi, c'est bien préférable. Ce n'est pas que je vous blâme, loin de là, je trouve que vous avez bien fait ; mais encore une fois il vaut mieux ne pas ébruiter ces choses-là !! Me comprenez-vous ?".

 

Voilà comment pouvait naître un sentiment d'impunité totale et ainsi conduire aux pires exactions. Le point d'orgue en sera l'affaire "Gaud-Toqué" (cf L'affaire dramatique "Gaud et Toqué" ).

 

 

Source : "Les massacres du Congo" - Georges Toqué - La Librairie Mondiale 1907 - Réédition L'Harmattan 1996.

L'affaire dramatique "Gaud et Toqué"

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En décembre 1902, Toqué est rejoint par un nouveau fonctionnaire, un certain Gaud, Commis aux affaires indigènes. Il le décrit ainsi :

"Un fils de la Provence, trapu et massif. Une forte chevelure couvrait son large front, une barbe de fleuve se jouait sur sa poitrine. Gaud n'a pas, à proprement parler, le tempérament méridional, et s'il l'a, c'est moins par l'exagération propre à ses compatriotes que par le ton et les façons de s'exprimer. [...] Gaud me produisit bonne impression : il comprenait vite et faisait bien. La comparaison avec Chamarande était à son avantage. Aussi ne tardai-je pas à lui donner ma confiance. 

Violent, il l'était ; mais d'une violence de méridional, qui s'en allait toute en jurons, en éclat de voix, en menaces, en mouvement. Quand il se fâchait contre un maladroit ou un paresseux, tout le poste l'entendait. Quelque fois une gifle sonore, ou - rarement- un coup de poing, et la tempête passait. Il avait des injures à lui [...] "fils de singe, bête de brousse". Puis, comme pour excuser son geste de vivacité, il gratifiait le patient d'un menu cadeau avec des mots cocasses : "Tu sais bien que tu es mon fils !".

 

Fernand Gaud fut ainsi surnommé par les Africains "Niama Gounda", autrement dit "La bête féroce".

 

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Fernand Gaud (au centre) aux côtés de deux coloniaux (L'Illustration février 1905)

 

Alors que les morts d'Européens et de miliciens (de maladie ou d'accident) entourent ces hommes, que les soldes ne sont pas forcément versées, ils prennent leur poste à Fort-Crampel. Seulement 4 hommes "Blancs" dans tout le "cercle", où Toqué considère qu'il en faudrait au moins dix.

Pujol donne l'ordre de mettre au pas un chef Mandjia de la région, récalcitrant à la colonisation, un certain Doumba, sorcier couvert de gris-gris. L'émissaire choisi, Pakpa, conduit en fait Toqué dans un traquenard. Le traître fuit dans la montagne. Doumba finit par être tué au fond d'une caverne par un milicien, et Pakpa est capturé quelques semaines plus tard.

Au retour d'une nouvelle  tournée, Toqué tombe malade, fin juin 1903 : "des frissons me secouèrent, la fièvre monta, rapide, brûlante ; l'urine se teinta de sang noir : c'était la bilieuse hématurique". Après plusieurs jours de lutte dans un état comateux, Toqué se dit "sauvé, mais faible, exsangue, las au moindre mouvement" à la date du 10 juillet. Le docteur Le Maout était arrivé à son chevet le 8 juillet.

De fait, c'est Gaud qui gère le poste de Fort-Crampel et le 14 juillet arrive. Il était de coutume de gracier les prisonniers pour la Fête Nationale. Deux sont libérés, mais se pose le problème du fameux Pakpa. Gaud s'oppose à sa libération, le jugeant trop dangereux et enclin à la récidive, pouvant inciter à la révolte les tribus voisines.

 

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Georges Toqué en 1904 à Gribingui, alias Fort-Crampel (L'Illustration mars 1905)

 

En état de faiblesse, presque indifférent, Toqué écoute les arguments de Gaud. Las de la discussion, il finit par lui concéder son pouvoir de décision et relate ainsi les faits : "Après tout, je suis malade, c'est vous qui faites marcher la boîte, faites ce que vous voudrez !". [...]

Quelques heures après, Gaud venait m'annoncer qu'il avait fait justice de Pakpa : je n'approuvai ni ne désapprouvai, pensant que Pakpa n'avait pu être que fusillé. C'est seulement plus tard que je connus les détails de cette exécution, ainsi que la présence de Kermarec. Gaud avait voulu décapiter Pakpa sans que celui-ci s'en doutât et frapper un grand coup sur l'esprit des tribus révoltées. Il s'était servi d'une cartouche de dynamite attachée sur le cou du traître".


Aucune conséquence immédiate... Gaud tombe à son tour gravement malade le 8 août. L'œuvre de "pacification" se poursuit dans les mois suivants et Toqué, remis sur pieds, tisse des liens avec les chefs locaux.

 

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Chefs Mandjias et Mgaos à Fort Crampel, Congo, Haut-Chari, vers 1900 (© Georges Bruel)

 

Georges Toqué fait part d'une autre exaction, celle commise au poste des M'Brous par le Dr Le Maout, devenu à moitié fou, qui dans un excès de colère "avait attaché un indigène au mât de pavillon, l'avait fait frapper à coup de chicottes, sur le ventre, jusqu'à la mort".

 

Le scandale de l'horrible exécution du 14 juillet 1903 éclate en métropole seulement au début de 1905, elle est évoquée pour la première fois dans le Petit Parisien du 15 février 1905.

 

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Explosion du bâton de dynamite le 14 juillet (L'Assiette au beurre - mars 1905)

 

La presse à sensation et les revues humoristiques s'en donnent à coeur joie pour dénoncer les exactions de ceux censés appportés "LA" civilisation, et le terrible crime de Fernand Gaud ("La fête du 14 juillet à Brazzaville - C' qu'on rigole aux colonies ! Vive la République !).

Cet autre dessin humoristique fait d'ailleurs alllusion à une autre version de l'exécution, en évoquant le passé d'étudiant en pharmacie de Gaud : "Comme potard, j'ai inventé le suppositoire à la dynamite ! ".

 

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Dessin satyrique - Gaud ancien pharmacien (L'Assiette au beurre - mars 1905)

 

En effet, la presse la plus sérieuse donne écho à une autre version que celle de Toqué (bâton de dynamite placé autour du cou).

Ainsi le journal "Le Matin", dans un article au titre accrocheur "Les bourreaux des Noirs", relate les "raffinements de cruauté" supposés avoir été pratiqués : "Un nègre étant étendu à terre et maintenu par de solides liens, il s'agissait de faire détonner une cartouche du formidable explosif, qu'on lui aurait, au préalable, adaptée sur le dos [...] Un de ces misérables était allé chercher la cartouche. On la fixait entre les omoplates du patient, quand un nouveau raffinement de cruauté germa dans le cerveau des bourreaux. Ils estimèrent que l'expérience serait infiniment plus probante si le tube de cuivre faisait office de canule... Le nègre hurla. Une détonation retentit, des débris sanglants, des membres, des intestins, furent projetés à une très grande distance".

 

 

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Gaud servant une tête de nègre bouillie (L'Assiette au beurre - mars 1905)

 

La presse évoque une autre horrible accusation à l'encontre des deux coloniaux : "Quelques jours plus tard, ils auraient décapité un autre indigène, fait bouillir sa tête et servi le bouillon à ses parents et amis, non prévenus, afin de se procurer le spectacle de leur stupeur quand cette tête leur serait exhibée après le repas" (L'Illustration du 25 février 1905).

La légende du dessin satyrique "Le bouillon de tête" prête ces propos à Gaud : "Vous aimeriez peut-être mieux du veau ? ... Mais c'est bien assez bon pour des cochons comme vous !".

C'est le comble, alors que les indigènes de cette région du Congo français étaient accusés de cannibalisme, c'est un colonial qui les aurait inciter à cette pratique !

 

Suite à ces fracassantes révélations sur ces terribles méfaits, ou supposés tels, Fernand Gaud est arrêté au Congo et Georges Toqué à Paris, où il était rentré en mai 1904 pour profiter d'un congé régulier (suite à une blessure).

La presse relate : "Les actes de cruauté imputés à ces fonctionnaires coloniaux sont tellement abominables qu'on hésite à les tenir pour exacts, malgré le caractère affirmatif de divers témoignages(L'Illustration du 25 février 1905).

Un procès se tient alors à Brazzaville pour tenter de faire la lumière sur cette affaire (cf Le procès de l'affaire "Gaud et Toqué"). 

 

Sources : "Les massacres du Congo" - Georges Toqué - La Librairie Mondiale 1907 - Réédition L'Harmattan 1996.

Magazine L'illustration n°3235 du 25 février 1905 et n°3237 du 11 mars 1905.

L'Assiette au beurre N°206 - Mars 1905.

Journal "Le Matin" n° 7662 du 16 février 1905

Le procès de l'affaire "Gaud et Toqué"

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Le procès de Gaud et Toqué s'ouvre à Brazzaville le 21 août 1905. Il débute dans des conditions particulières, le principal accusateur qui avait fait "fuité" les informations dans la presse début 1905, est mort. Il s'agit du Dr Le Maout dédédé de "fièvre bilieuse hématurique" seulement trois jours avant l'ouverture des débats.

 

D'autre part, les autorités de l'époque n'accordent aucun crédit aux témoignages des Noirs, selon des croyances alors fermement établies: " Enfin, il faut critiquer de très près tous les témoignages de Noirs. C'est un fait universellement reconnu que le Noir, surtout le Noir primitif du Congo, n'a aucun sentiment de la vérité: il se rappelle mal; il imagine facilement et se laisse prendre lui-même à ses propres fictions, il ment avec une extrême facilité, non seulement par intérêt, par vanité, par vengeance, mais même sans motif, sans intention; suggestionné par celui qui l'interroge, il lui répond spontanément ce qu'il pense que celui-ci aura plaisir à entendre. Dans ses belles études sur la psychologie des races nègres, le docteur Cureau écrit « Le témoignage du nègre en justice n'offre absolument aucune garantie. » (Revue générale des sciences, 30 juillet 1904)". C'est bien connu, le Blanc n'est lui pas capable de mensonge et de manipulation !

 

Le seul représentant de la presse, Félicien Challaye, membre de la mission Brazza, dresse le portrait des deux accusés :

"Toqué est un très jeune homme, tout petit, maigre, brun, nerveux. Visage mobile, agité de légers tics. Moustache brune, un peu tombante.[...] Il parle très facilement, d'ordinaire avec précision, toujours avec un entrain juvénile. Pressé de s'expliquer, il a peine à laisser l'interlocuteur finir sa phrase, il interrompt souvent « Je proteste, je proteste énergiquement. » Parfois il accompagne ses paroles de gestes agiles, parfois il parle les bras croisés, comme un petit élève bien sage qui passerait un examen."

" Gaud est de taille moyenne, gros, chevelu et barbu, très noir. Le visage est déplaisant et bestial; il justifie le surnom que donnent à Gaud les indigènes du Haut-Chari la "bête de brousse", la "bête sauvage". Gaud parle moins et moins bien que Toqué, bien qu'il y mette plus de prétention. Il hésite plus souvent avant de répondre. Il est d'ailleurs très fatigué en ce moment, a le teint plombé, tousse, garde son mouchoir sur la bouche. Parfois, il allègue son état de maladie pour ne pas répondre : « Je ne suis pas en état de discuter » répète t-il".

 

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Impôt payé en ivoire et caoutchouc, Fort-Crampel, 1904 (photos Gaud, L'Illustration Février 1905)

 

Le journaliste reconnaît : "Voilà des administrateurs dont le métier est d'arracher à de malheureuses populations des impôts, et surtout des porteurs, leur devoir professionnel les oblige à exercer sur les indigènes la plus dure contrainte, la plus grande partie de leur temps se passe à exiger des porteurs par la force, à réprimer par la force des soulèvements".

[...] Les crimes et délits poursuivis ont été commis en 1903 à Fort-Crampel, ils sont longtemps restés ignorés de la justice. Aucune autorité ne les dénonce. Mais des passagers descendus du Haut-Chari les rapportent dans des conversations particulières". 

[...] Toqué résume d'un mot la situation du Haut-Chari jusqu'en 1903: « Ç'a été le massacre général, pour faire marcher le service. »

 

Toqué est inculpé à titre individuel de complicité d'homicide volontaire avec préméditation, commis par des gardes régionaux, agissant par ordre et donc non poursuivis, sur la personne d'un dénommé Pikamandji. Exécution dont sa hiérarchie préférait ne pas avoir officiellement connaissance (Lecture : "Les massacres du Congo" de Toqué ).

 

Toqué ne nie pas le fait qui lui est reproché : "On était alors en état de guerre. Pikamandji avait déserté, il prêchait la révolte. Son exécution était indispensable pour empêcher les autres gardes régionaux de déserter et pour éviter la révolte de tout le pays". Il avait alors le droit d'exercer la peine de mort, en tant que Commandant de cercle...

 

Par contre, il nie farouchement son implication dans la mort de Moussa Kandji (chef indigène exécuté à coups de baïonnette par des gardes régionaux) et de l'indigène Ndagara, pris en flagrant délit de vol de cartouches sur la route de portage, mort noyé dans les chutes de la Ouana (rivière Nana), dans des conditions troubles (accident ou exécution ?). Toqué soupçonne dans ses mémoires le milicien Yambissi d'avoir poussé à l'eau N'Dagara...

Sur le registre de Fort-Crampel, il est noté : "Le chef Ndagara, «décédé en prison le 23 novembre». Or, il est mort aux chutes le 22. Toqué répond qu'ayant écrit cette note longtemps après, il s'est trompé de date. Et on avait l'habitude, toutes les fois que les prisonniers mouraient, même en cours de route, d'ajouter la mention « Mort en prison» ". Voilà un moyen simple de ne pas s'encombrer de détails inutiles...

 

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Sabangas à Fort-Crampel, Haut-Chari, Congo français (carte postale vers 1900 © Georges Bruel)

 

C'est au tour de Gaud d'être mis en accusation à titre individuel pour divers crimes et délits : 

- d'avoir jeté une femme Mandjia inconnue dans la rivière Gribingui, échappant de justesse à la noyade.

- d'avoir porté des coups sur la magasinier Zinguéré.

d'avoir porté des coups sur le clairon Coroné, lui brisant des dents, parce qu'il jouait faux.

- d'avoit attaché le menuisier John William à la barre de justice, sans motif avéré.

- d'avoir fait évanouir un boy inconnu, en lui déchargeant son révolver près de l'oreille.

- d'avoir fait boire du bouillon de tête de mort au boy Soumba, cause, on l'imagine sans peine, "d'émotion violente" (cf L'affaire dramatique "Gaud et Toqué" ).

Les faits sont rapportés par son collègue M. Chamarande et par des gardes régionaux. Fernand Gaud semblait beaucoup "s'amuser" avec les indigènes, abusant avec violence de son autorité...

 

L'accusé se défend : "Gaud reconnaît avoir donné des gifles, mais nie avoir exercé aucune violence grave. [...] Gaud raconte qu'il lui est arrivé souvent de préparer des têtes de nègres pour collections, ainsi il a préparé la tête du chef Doumba, que M. Chamarande avait fait couper dans son tombeau" (sic). [...] Gaud n'ayant pas de potasse, plongeait les têtes de mort dans un bain d'eau et de cendres. Jamais un boy n'aurait pu croire que ce mélange d'eau et de cendres était du bouillon. Le fait est donc invraisemblable. D'ailleurs, si plusieurs témoins ont entendu raconter le fait, personne ne prétend l'avoir vu".

Faute de témoin direct, en dehors du boy Soumba (témoignage d'indigène décrédibilisé d'office...), l'épouvantable épisode du "bouillon de tête de mort", relaté par la presse début 1905, ne peut pas être prouvé. Les pratiques morbides de Gaud sont tout de même effarantes et dénuées de respect pour les populations locales, très attachées au respect des morts ("Un des hommes de Doumba, écrit M. Chamarande, pleurait à chaudes larmes pendant la profanation du corps de son maître").

 

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Itinéraire des caravanes de Fort-Sibut à Fort-Crampel (© Pierre Mollion)

 

 

Sont abordées ensuite les accusations concernant les deux hommes : 

- Exécution du chef Yorouba Djéouendi, qui s'opposait aux chefs Mandjias, favorables à une "pacification" avec les colonisateurs. Après une condamnation à mort par les chefs Mandjias, il est fusillé par des gardes régionaux.

- Enfermement d'indigènes dans un silo (où on faisait pousser auparavant du mil). Gaud est accusé de violences et voies de fait, et Toqué de complicité. Ils nient avoir privé d'eau et de nourriture les indigènes. Gaud nie avoir frappé un indigène qui se cramponnait au couvercle pour ne pas entrer dans le silo. Il nie aussi avoir uriné sur les prisonniers... Toqué affirme avoir mis fin à cet enfermement, dès que le Dr Le Maout lui a signifié le danger que représentait le silo pour la santé des prisonniers. L'accusation n'a pas retenu le fait que plusieurs indigènes seraient morts dans le silo.

- Exécution à la dynamite de l'ancien guide Pakpa. Gaud est accusé d'homicide volontaire et Toqué de complicité, pour avoir donné l'ordre d'exécution (cf L'affaire dramatique "Gaud et Toqué" ).

 

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"Education : Tas de brutes ! On ne peut rien vous faire entrer dans la tête" (©L'Assiette au Beurre)

 

Gaud reconnait sans sourciller l'exécution à la dynamite (utilisée d'ordinaire pour pêcher le poisson) et "fait le récit de son crime avec un calme stupéfiant". La version de la cartouche de dynamite attachée autour du cou est retenue (et pas celle de l'explosif enfoncé dans l'anus...). Toqué nie farouchement toute complicité, il a simplement donné l'ordre de fusiller le traitre Pakpa (à l'origine d'un guet-apens occasionnant plusieurs morts et blessés), dès le 9 mai 1903, et désapprouve le procéde employé le 14 juillet 1903 par son subordonné, alors qu'il était en état de faiblesse. Il n'a pas participé à l'exécution, ne tenant même pas debout.

Gaud explique alors qu'il a fait constaté autour de lui la singularité de cette mort mystérieuse : "Ni trace de coup de fusil, ni trace de coup de sagaie : c’est par une sorte de miracle qu’est mort celui qui n’avait pas voulu faire amitié avec les Blancs."

D'après Gaud, il n'y aurait eu qu'un seul témoin à l'exécution, le garde régional Matifara. Toqué évoque dans ses mémoires la présence d'un certain Kermarec.

Toujours d'après Toqué, c'est le Dr Le Maout qui aurait soudoyé Matifara pour colporter tout un tas d'histoires malveillantes : "Ah, il en eut pour son argent, grâce aux soins de Matifara qu'on trouvait partout où il y avait cent sous à gagner. Voilà comment naquirent les fables de femmes noyées, grillées, du silo-tombeau, de vingt autres histoires percées à jour depuis". 

La source d'information du Docteur est aussi révélée : "Le Maout avait brouillé Gaud avec Kermarec et obtenu de celui-ci tous les détails de l'affaire Pakpa".

 

Les deux hommes sont condamnés à cinq ans de réclusion. Ils quittent la prison de Brazzaville (où Toqué a cotoyé le Sultan Niébé ; cf Loango colonial : un sultan contraint à l'exil... ) et prennent le bateau pour Bordeaux, où ils arrivent le 22 octobre 1905, et sont emprisonnés provisoirement au fort du Hâ.

Le 16 novembre 1905, les deux hommes sont transférés à la prison centrale de Thouars (Deux-Sèvres) pour purger leur peine. Le régime carcéral est alors très dur et Toqué demande secours au Ministre des Colonies. Il est transféré à la maison centrale de Melun le 15 août 1906.

 

Cette condamnation soulève l'indignation dans le milieu colonial. Les colons considèrent qu'ils sont eux aussi victimes d'exactions de la part des indigènes, restés impunis (cf Le contexte du procès de l'affaire "Gaud et Toqué" ). Il est vrai que le cercle infernal des révoltes, notamment contre l'impôt et le portage, ou tout simplement contre la colonisation, et des répressions militaires qui s'en suivent est enclenché depuis plusieurs années.

C'est dans ce contexte de révélations et de scandales que le Gouvernement est contraint de faire appel à Savorgnan de Brazza pour mener l'enquête au Congo français, l'affaire Gaud-Toqué n'étant pas la seule à émerger à cette période.

 

La peine des deux administrateurs coloniaux est ensuite ramenée à deux ans d'emprisonnement par une commission de révision. C'est peu après sa libération que Georges Toqué publie son livre (cf Lecture : "Les massacres du Congo" de Toqué), pour donner sa version des faits et se dédouaner. Le sujet étant passé de mode en cette fin 1907, son livre n'a pas beaucoup d'écho et sombra dans l'oubli. Il constitue pourtant un intéressant témoignage de cette sinistre époque, avec un narrateur non dénué de talent.

 

 

 

Sources :

"Les massacres du Congo" - Georges Toqué - La Librairie Mondiale 1907 - Réédition L'Harmattan 1996.

Magazine L'illustration n°3235 du 25 février 1905.

L'Assiette au Beurre N°206 - Mars 1905.

Journal "Le Temps" du 23 septembre 1905 - L'Affaire Gaud-Toqué (De notre correspondant auprès de la mission Brazza) - Félicien Challaye. 


Le contexte du procès de l'affaire "Gaud et Toqué"

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Avant l'affaire Gaud et Toqué (cf L'affaire dramatique "Gaud et Toqué" ), la presse s'est fait l'écho depuis plusieurs années de massacres d'européens et de révoltes indigènes dans les colonies, sans forcément en expliquer les causes profondes.

La presse illustrée fait ses choux gras avec des représentations tout droit sorties de l'imagination des dessinateurs (qui pour la plupart n'ont jamais mis les pieds au Congo et s'inspirent de quelques photos), mais qui frappent l'opinion publique. Elle révèle une réalité féroce, décrivant le cycle infernal des répressions coloniales et des révoltes des populations locales.

 

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Européens suppliciés par des cannibales (Le Petit Parisien - décembre 1898)

 

Ainsi, chez nos voisins belges, un massacre est commis fin septembre 1898 à Dundu Sana (pas très loin de Mobaye en Oubangui-Chari) :

"Quatre agents de la Société belge pour le commerce au Congo, MM. Bodari, Gyssens, Ceulemans et Kessels tombèrent dans une embuscade à Dundu Sana et furent faits prisonniers par la tribu des Budja, dont la férocité est connue de tous les explorateurs du Congo. Les quatre malheureux furent attachés à des arbres et à des poteaux, horriblement suppliciés, puis dépecés et mangés par les sauvages. On a su les détails de cet horrible massacre par un des soldats qui accompagnaient ces infortunés et qui put prendre la fuite. Une dépêche de M. Fuchs, vice-gouverneur du Congo belge, a confirmé l'horrible récit.

Des soldats ayant été envoyés pour châtier les Budja furent à leur tour faits prisonniers, et l'on suppose qu'ils ont subi le même sort que MM. Bodari, Gyssens, Ceulemans et Kessels. On a pu capturer un des chefs de la tribu des cannibales qui portait à sa ceinture, en guise de trophée, les doigts de l'une de ses victimes.

Le vice-gouverneur du Congo annonce que deux cents hommes, sous le commandement du capitaine Lothaire, ont recu l'ordre de marcher contre la tribu des Budja".

Source : Supplément Illustré du Petit Parisien - n° 516 - 25 décembre 1898.

 

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Meurtre de M. Cazeneuve - Révolte au Congo (Le Petit Parisien - avril 1902)

 

Il en est de même au Congo français, notamment dans les contrées très récemment "conquises", comme la Sangha et la Lobaye, soumises à la pression des sociétés concessionnaires, au portage forcé et bientôt à l'impôt. La factorerie devient le symbole de cette oppression.

La presse fait ainsi le récit du meurtre au Congo de M. Cazeneuve :

"Nos comptatriotes installés au Congo français avaient constaté depuis quelque temps une certaine effervescence chez les tribus anthropophages qui vivent dans les régions les plus sauvages de notre colonie africaine. Cette effervescence s'est transformée en une véritable insurrection. Les révoltés se sont formés en colonnes dévastatrices et en peu de jours - tuant, incendiant, pillant sur leur passage - ont réduit en ruines les factoreries européennes qu'ils rencontraient. Celles des bords de la Sangha dépourvues d'un effectif de miliciens, ont été surtout l'objectif de la horde hurlante des noirs. Ils ont massacré les Européens qui n'avaient pu fuir et mis à sac les entrepôts et les magasins. A Ibekemba, M. Cazeneuve, directeur de la Compagnie française de la Sangha, résolut de vendre chèrement sa vie. Il se défendit avec un courage inouï. L'infortuné fut tué avec ses serviteurs indigènes. Les agresseurs pillèrent pour plus de 150 000 francs de marchandises dans sa factorerie.

A Pembé, la factorerie de M. Fortin, directeur de la Compagnie de l'Afrique française, a été également dévastée. On n'a pas encore de nouvelles du pays qui s'étend en amont de la Sangha, et où d'autres entrepôts commerciaux sont établis et où les traitants français sont nombreux. Des mesures de repression ont été prises par le commissaire-général du gouvernement français au Congo. Déjà, un détachement de milice locale venu d'Ouesso a battu les révoltés à Ibekemba. En outre, des détachements de tirailleurs sont partis de Brazzaville. On croit qu'ils suffiront à châtier les coupables et à mettre fin à la rébellion."

 

Source : Supplément Illustré du Petit Parisien - n° 690 - 27 avril 1902.

NB : C'est M. Albert Grodet (1853-1933) qui avait à cette date la charge de commissaire-général du "Congo français" (ancêtre de l'AEF regroupant Gabon, Moyen-Congo, Oubangui-Chari et Tchad en cours de conquête militaire).

 

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Au Congo - Assassinat de M. de Livry (Le Petit Parisien - mai 1903)

 

Les révoltes touchent d'autres régions plus au nord comme l'Oubangui. La presse relate en 1903 l'assassinat au Congo de M. de Livry : 

" M. de Livry, agent d'une société du Congo français, a été assassiné par des anthropophages de l'Oubanghi, qui ont ensuite mangé son cadavre. Cette horrible nouvelle a été apportée par une lettre de Brazzaville. Dans les premiers jours de mars, M. Jean de Livry, directeur du Barniembé, s'était rendu en pirogue, avec une femme noire, l'enfant de celle-ci, et deux pagayeurs au village belge d'Imesée ; en retournant à la rive française, il avait embarqué le chef N'Dongo, du village belge de Mikundo. Tout à coup, un des pagayeurs se dressa, une hache à la main, et frappa M. de Livry à la tête. Celui-ci tomba, le crâne fracassé, au fond de la pirogue. Alors, les autres pagayeurs firent chavirer l'embarcation et se sauvèrent à la nage, emportant la femme et l'enfant. Le soir même, le cadavre de M. de Livry fut dévoré par les sauvages assassins. 

La femme, une fois à la rive, se rendit à Beton, un village du Barniembé, où elle raconta d'abord que M. de Livry avait péri par suite d'un accident de pirogue. Mais l'enfant, interrogé à part, se laissa arracher la vérité. La mère dut alors faire le récit du crime dans tous ses effroyables détails."

Source : Supplément Illustré du Petit Parisien - n° 746 - 24 mai 1903.

 

 

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Rencontre de Gaud avec le Ministre des Colonies (L'Assiette au Beurre - Mars 1905)

 

Les révoltes concernent aussi le Gabon. Ainsi en 1904, le navire Alcyon équipé de 6 canons participe à la répression, notamment au niveau du village d'Alun, en bombardant les côtes !

On comprend mieux la légende du dessin humoristique représentant la rencontre entre Gaud et le Ministre, faisant allusion à son exécution à la dynamite d'un indigène le 14 juillet 1903 : « Le châtiment. Le ministre, indigné, à Gaud. – Il y a deux façons de tuer les gens, monsieur : à la guerre ou après une sentence de justice. Les tuer autrement, c’est commettre un assassinat (Historique). »


Dans ce contexte fort belliqueux, nombre de colons ne comprennent pas la condamnation de Fernand Gaud et Georges Toqué, jugeant la peine très sévère.

La Société de Géographie de Toulouse relaie par exemple l'opinion d'alors. Il peut s'agir du récit honnête des conditions de vie difficiles dans la colonie, faute d'une administration suffisante : 

" Nous extrayons d'une lettre d'un colon français ce qui suit : « Mais il nous paraît qu'il ne serait peut-être pas sans utilité de demander aux chefs de mission s'ils ont fait porter leurs investigations sur le point de savoir si des faits très graves de pillage, de vols à main armée, de sac de factoreries, de meurtres, ne pourraient pas être relevés à la charge des indigènes, et ne seraient pas restés impunis.

Certes, des faits du caractère de ceux dont il a été question, doivent être réprimées avec sévérité et énergie. Mais serait-ce trop de demander que de provoquer des sanctions effectives contre des chefs de villages qui viennent, la nuit, piller les factoreries, contre des porteurs qui s'enfuient dans la brousse en abandonnant leurs charges après avoir touché le prix du portage, contre les féticheurs qui tentent d'empoisonner le personnel, contre les guides et interprètes qui cherchent à vous égarer et à vous faire tomber dans un guet-apens, simplement dans le but de vous voler, etc…

Tous ces menus « incidents » nous sont personnellement arrivés dans des régions éloignées de plusieurs semaines de tout chef de poste ou administrateur. Les coupables n'ont jamais été punis; nous avons pu être volés, pillés, dévalisés, sans que l'administration s'en soit jamais doutée. Il faut avoir été simple colon, isolé pendant de longs mois dans la brousse sans autre protection que celle - toute morale - d'un caractère bien trempé et d'une énergie à toute épreuve pour pouvoir se rendre compte de la force d'inertie de l'indigène et de son hostilité sourde, patiente, énervante. Nous pensons simplement qu'il ne serait pas inutile de rechercher, avec un soin égal, les coupables noirs aussi bien que les coupables blancs. Nous demandons enfin que l'enquête ne soit pas dirigée exclusivement contre les Européens du Congo."

 

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Guerriers Boudjas du Moyen-Oubangui, vers 1907 (BNF © Sté de Géographie)


Parfois, l'opinion exprimée est beaucoup plus virulente, vitupérant contre les "négrophiles" : 

" On sait que Gaud et Toqué ont été condamné à cinq ans de réclusion. Cette condamnation a stupéfait tous les coloniaux. Les magistrats qui l'ont prononcée sont l'objet de la réprobation publique à Brazzaville. Les blancs de la colonie les ont mis en quarantaine. Un mal colonial est en voie de s'envenimer contre lequel il est tout juste temps de prendre des soins énergiques. L'équivoque créée dans l'opinion distraite par les pseudo-révélations de ces humanitaires qui mangent du blanc pour honorer le nègre, le découragement, le dégoût du métier où une tragi-bouffonne enquête chez la portière entraîne les fonctionnaires coloniaux, sont de sérieuses menaces : il est intolérable qu'elles demeurent sans réponse. Depuis, trois semaines, on sait à quoi s'en tenir sur les commérages posthumes de l'enquête Brazza, que le ministre a été obligé de contre-enquêter. Pourtant, les racontars de boys, le malsain potinage d'office, l'inepte fantaisie d'éperdus négrophiles continuent d'inspirer les seules voix qui parlent au nom des coloniaux." 

Source : Bulletin de la Société de géographie de Toulouse - 1905 (BNF - A24,N1) 

 

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Paquebot "Ville-de-Maranhao" vers 1910 (Compagnie des Chargeurs Réunis)

 

Ceci explique l'accueil réservé aux condamnés lors de leur arrivée près de Bordeaux, le 22 octobre 1905 :

" Les administrateurs coloniaux Gaud et Toqué, condamnés par le tribunal criminel du Congo à cinq ans de réclusion, ramenés en France à bord du paquebot Ville-de-Maranhao ont été débarqués ce matin à Pauillac. Au moment où les prisonniers ont quitté le paquebot pour être remis à quatre agents de la Sûreté, leurs amis qui reviennent du Congo, et parmi lesquels on remarquait des colons et des fonctionnaires, les ont embrassés avec effusion. Toqué paraît très maître de lui. Gaud, par contre, semble déprimé et en moins bon état de santé."

Source : Journal Le Temps du 23 octobre 1905.

 

C'est dans ce contexte très délicat que Savorgnan de Brazza revient "aux affaires", avec la lourde charge d'enquêter sur toutes ces exactions.

A la suite du scandale Gaud et Toqué, révélé par la presse en février 1905, le Gouvernement a en effet décidé de procéder à une enquête approfondie sur la situation globale au Congo français. Le choix de Brazza, auréolé de son prestige d'explorateur du Congo et d’ancien Commissaire général, n'allait pourtant pas de soi. Il était officiellement écarté depuis janvier 1898, et avait pris sa retraite à Alger, mais il semblerait que le Président de la République, Emile Loubet, ait pesé sur ce choix.

 

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Humour (*) : Brazza chargé de faire la lumière sur les scandales du Congo (1905 © BNF)

 

Brazza accepte volontiers, sans doute heureux de revoir la terre qu'il avait tant aimé, animé de la volonté de servir encore une fois son pays, et de tenter de contrer les abus des sociétés concessionnaires dont il avait connaissance. Sa seule condition fut de choisir librement les membres de la mission d'enquête.

Il s’embarque avec ses collaborateurs le 5 avril 1905 à Marseille. En quelques mois, la mission effectue un travail très important, en dépit de l’accueil pour le moins réservé du Commissaire général Emile Gentil et d'une campagne de presse hostile, orchestrée par les milieux coloniaux. Comme chacun sait, Brazza déjà malade embarque fin août, et meurt sur le chemin du retour, à Dakar, le 14 septembre 1905. 

C'est là que commence l'affaire du "rapport Brazza" (cf Rapport Brazza : la fuite volontaire dans la presse... ).

 

 

(*) : remarquez la banderole sur le case, Messieurs Gaud et Toqué, Société de Feux d'Artifice...    

Rapport Brazza : la fuite volontaire dans la presse...

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Dans un premier temps, Brazza a cru à la loyauté à son successeur, mais finalement, il a pris conscience de la duplicité d'Emile Gentil. Craignant alors que les éléments de son futur rapport de mission ne soient étouffés, il laisse fuiter volontairement des informations dans la presse. Atteint par la dysenterie, épuisé par ses déplacements dans différentes contrées du Congo français, il craint peut-être aussi de ne pas voir la fin du voyage...

 

Il envoie ainsi une lettre de Brazzaville, datée du 24 août 1905, une semaine avant de prendre le bateau pour la France. Elle est publiée dans la presse un mois après, soit postérieurement à son décès. Cette lettre adressée à Paul Bourde, reporter au journal Le Temps, résume les impressions de Brazza et les grandes lignes de ses conclusions.

 

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Pierre de Brazza en 1905 (© Collection Hanauer-Dolisie)

 

Mon cher ami,

Je vais rentrer en France par le courrier des Chargeurs Réunis, qui part du Congo le 1er septembre pour arriver vraisemblablement à Pauillac le 22 septembre. M. Gentil me précède ; il quitte le Congo par le courrier belge et sera à Paris vers le 20 septembre. Dès mon arrivée ici, j'ai travaillé au grand jour, d'une façon impartiale, et n'ayant autre chose en vue que l'intérêt supérieur de la colonie. Cette attitude a été celle que j'ai recommandée à mes collaborateurs de toujours conserver. J'étais donc en droit de m'attendre au concours loyal de M. Gentil. Il n'en a pas été ainsi, et dès que j'ai eu quitté Brazzaville pour gagner le territoire de l'Oubangui-Chari, rompant ainsi le fil qui m'unissait aux inspecteurs laissés au Gabon et au Moyen-Congo, l'obstruction a commencé, un travail souterrain, dont je ne connais pas encore la portée exacte, a été fait auprès du Ministre des Colonies, et a eu pour but d'entraver les opérations de ma mission. 

 

Il s'est passé à mon passage à Brazzaville un petit incident dont on a, paraît-il, tiré parti contre moi. L'histoire est assez drôle, car elle fait bien ressortir le caractère de l'administration toute personnelle de M. Gentil qui a érigé l'équivoque à la hauteur d'une institution et d'un système de gouvernement.

Voici l'histoire : Il y a à Brazzaville une usine qui exploite le caoutchouc d'herbe. Mais pour cela, il faut avoir de l'écorce de cette herbe. Alors, au lieu de louer des travailleurs, l'administration de cette usine s'est entendue avec M. Gentil pour que les indigènes de la région de Brazzaville, qui payaient leur impôt en argent sans contrainte, apportent cette écorce en quantité déterminée pour se libérer de l'impôt. A mon arrivée à Brazzaville, je reçus les doléances des indigènes, ils se plaignaient de ne plus pouvoir continuer à s'acquitter de l'impôt en argent.

J'en fus d'autant plus étonné que M. Gentil proclamait à grand fracas ici, et dans ses rapports au Département, que le but poursuivi par lui était de généraliser le plus tôt possible l'impôt en argent. J'en parlais à M. Gentil qui m'affirma que les indigènes étaient libres de continuer à payer l'impôt, soit en argent, soit en nature, d'après le système que je viens de vous exposer. « Très bien, lui dis-je, mais alors voudriez vous le leur dire ? » Car ignorant ce fait, je n'ai pas cru pouvoir répondre à leur demande. Alors, dans un palabre auquel j'ai assisté, M. Gentil les a mis au courant de cette faculté qu'ils avaient. Là-dessus, avant de partir pour l'Oubangui, et dans un sentiment de bienveillance et de générosité, j'ai télégraphié au ministre que le maintien de M. Gentil à la tête de la colonie me paraissait s'imposer.

  

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Usine de caoutchouc du Djoué à Brazzaville (BNF © G. Bruel 1908)

 

A mon retour ici, j'apprends que l'usine de Brazzaville, qui faisait autrefois neuf tonnes de caoutchouc par mois, n'en faisait plus que deux depuis le palabre, qu'on m'accusait de ruiner le pays, qu'à Paris, on avait saisi le ministre de cette affaire. Bref, qu'on exploitait à mon encontre l'équivoque posée par M. Gentil. 

Les indigènes étaient libres de choisir, à en croire la lettre adressée à ce sujet au ministre; mais en réalité, on les contraignait à apporter de l'écorce d'herbe et on avait négligé de leur parler de cette liberté.

 

J'ai trouvé dans l'Oubangui-Chari une situation impossible. C'est la continuation pure et simple de la destruction des populations sous forme de réquisitions, et bien que tout ait été mis en œuvre dans la région de Krébedjé pour m'empêcher de voir clair dans le passé et surtout dans le présent, j'ai été amené à relever de graves abus de répression commis au moment même où on allait y apprendre l'envoi de ma mission.

De plus, j'ai constaté que le portage ayant été aboli à grands fracas, les indigènes de ces régions vont être astreints à un portage plus intensif encore que par le passé. En outre, j'ai pu constater que le Département n'avait pas été tenu au courant de la situation réelle des populations indigènes, ni des procédés dont on use à leur égard.

On a ici la prétention de tout cacher et on n'admet pas que le ministre puisse envoyer au Congo français une mission dont le but est de voir et de le renseigner, lui ministre.

 

 

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Résidence du Poste de Krébedjé - Fort-Sibut vers 1900 (carte postale © Audema)

 

Cette constatation générale et un fait dont je saisis la ministre par un dossier complet et qui prouve que nous n'avons plus rien à envier aux Belges en matière de moyens employés pour recevoir l'impôt du caoutchouc m'ont amené faire des réserves à mon premier télégramme au sujet du maintien de M. Gentil à la tête de la colonie, dans une dépêche envoyée du Haut-Oubangui, il y a un mois, au Département.

Je rentre avec le sentiment que nulle réforme n'est possible sans un changement auquel il doit être procédé avec toutes les formes et tous les ménagements que comportent la reconnaissance pour les services rendus par M. Gentil, aussi bien que le souci de notre dignité. D'ailleurs, dans l'état mental actuel de M. Gentil, il doit être fait une large part à l'influence spéciale du climat du Congo.

L'obstruction dont j'ai à me plaindre personnellement a été également le procédé employé à l'égard des inspecteurs des colonies, qui pourtant ont des attributions et des pouvoirs réglementaires. Ces pouvoirs, M. Gentil les leur a contestés, sous prétexte que faisant partie de ma mission, ils perdaient toutes les prérogatives des inspecteurs. Aussi, à mon retour à Brazzaville, j'ai été saisi par l'inspecteur général Hoarau-Desruisseaux et par l'inspecteur adjoint Loisy de plaintes énergiques contre les entraves apportées par M. Gentil à l'exécution de leur mission.

 

M. Hoarau-Desruisseaux avait été chargé de l'inspection du Gabon ; je l'avais en outre prié de se rendre à Brazzaville pour y étudier des questions importantes traitant de la réorganisation de la colonie et sur lesquelles je désirais être éclairé par un fonctionnaire d'une haute compétence. J'avais, bien entendu, donné connaissance de ces dispositions à M. Gentil.

Je viens d'apprendre par M. Hoarau-Desruisseaux que le ministre lui a câblé de m'attendre à Libreville, en raison de la pénurie de logements à Brazzaville et pour des raisons budgétaires. M. Hoarau-Desruisseaux proteste contre cette mesure, provoquée par M. Gentil. Je lui avais laissé une avance de 5 000 francs pour ses transports. Il lui reste 4 000 francs, et son voyage ainsi que celui des secrétaires n'auraient pas atteint, aller et retour, la somme de 2 000 francs. D'ailleurs, il y a à mon sens assez de logements à Brazzaville pour le recevoir, et les raisons budgétaires invoquées n'existent pas. La bonne foi du ministre a été surprise. M. Gentil, se refusant à laisser faire la lumière, avait intérêt à empêcher l'inspecteur général de venir à Brazzaville. Il a usé, pour cela, de cette légende qu'on attache à mon nom et a fait miroiter aux yeux du ministre un dépassement de crédits.

 

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Pierre de Brazza vers 1895 (© Boyer - Image Félix Potin)

 

Or, le budget spécial de ma mission a été, par ordre du ministre, divisé en deux parties :

1° : 150 000 francs ont été consacrés aux dépenses de la colonie; l'ordonnancement en a été confié au commissaire général du gouvernement au Congo, à M. Gentil.

2° La deuxième partie, soit 118 000 francs, est réservée pour les autres frais.

Sur les 150 000 francs que, d'après M. Gentil, je devais dépasser, il me restera au bas mot 15 000 francs disponibles. Voilà les moyens employés et contre lesquels les inspecteurs se sont élevés. Malgré mes vifs regrets, je n'ai pu qu'appuyer leur plainte et la transmettre au ministre à qui elle parviendra par ce même courrier. Je rentre avec le sentiment que l'envoi de ma mission était nécessaire. Autrement, dans un laps de temps court, nous aurions eu des scandales pires que ceux de l'Abir et de la Mongalla belges. Nous en avions pris carrément le chemin.

Bien cordialement à vous.

S. DE BRAZZA.

 

 

Source : Journal Le Temps du 27 septembre 1905 - N° 16170.

 

NB : Brazza évoque dans sa lettre le scandale du "caoutchouc rouge" (c'est à dire "sanglant") dans le Congo d'en face. Les exactions commises par les compagnies concessionnaires belges (principalement l'ABIR, Anglo-Belgian India Rubber Company, et la Mongala) à l'encontre des populations locales ont notamment été révélées par le journaliste britannique Edmund Morel, en 1903. L’État Indépendant du Congo (futur Congo belge) est alors soumis au pouvoir arbitraire du roi des Belges, Léopold II.

Assassinats en masse, actes de torture, atrocités et abus divers à l'encontre des populations locales sont alors la règle... Les récolteurs de caoutchouc qui ne remplissent pas les quotas exigés, sont exécutés d'une balle par les miliciens. Ceux-ci doivent justifier de l'usage de leurs munitions, ils prélèvent ainsi les mains des victimes pour chaque balle tirée. Le Congo belge devient alors le "pays des mains coupées"...

 

Quant à la pénurie de logements à Brazzaville, Gentil prend pour prétexte la tenue du procès "Gaud et Toqué" (cf  Le procès de l'affaire "Gaud et Toqué") à cette même période. Il exploite également auprès du ministère des Colonies la réputation de mauvais gestionnaire de Brazza. Ce qui ne semble pas être le cas pour cette mission.

Rapport Brazza : enfin la publication !

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Il y a une expression populaire qui dit "Cela ne va pas durer 107 ans !". Eh bien si, pour le rapport Brazza, il aura fallu attendre 107 ans pour qu'il soit publié, et donc accessible au grand public. L'équivalent de 4 ou 5 générations...

J'ai eu connaissance de cette publication par hasard, en tombant sur un petit article paru dans Le Monde des Livres (supplément du quotidien) en mars 2014.

 

Le rapport de la "Commission d'enquête du Congo" n'avait été tiré par l'Imprimerie Nationale en 1907 qu'à 10 exemplaires. Avec la mention "Très confidentiel" ! Ce rapport n'avait même pas été porté à la connaissance des parlementaires de l'époque... Il était uniquement destiné aux Ministères.

 

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Couverture du "rapport Brazza" imprimé en 1907, numéro 10 (© CAOM)

 

On le croyait complètement disparu... Fort heureusement, un exemplaire a été retrouvé dans le Centre des Archives Nationales d'Outre-Mer, dans un fonds d'archives de l'ancienne AEF. Il s'agit du numéro 10. Au cours du siècle écoulé, il n'avait été consulté que par une poignée de personnes.

 

Après la mort de Brazza en 1905, une commission est nommée pour procéder à la rédaction du rapport. Elle est présidée par Jean-Marie de Lanessan. C'est un député Radical (alors élu de Lyon), ancien Gouverneur Général de l'Indochine et ancien Ministre de la Marine. Il est donc au parfum de la chose coloniale.

 

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De Lanessan (1843-1919), Président de la Commision d'enquête (vers 1900 © Image Félix Potin)

 

A ses côtés, la "Commission Lanessan" est composée en 1905 d'un aréopage de hautes personnalités, toutes liées à la gestion des colonies : 

- Paul Beau, Gouverneur de l'Indochine (1902-1908)

- Louis-Gustave Binger, directeur des Affaires d'Afrique au Ministère des Colonies, ancien Gouverneur de la Côte d'Ivoire (1893-1898).

- Joseph Gallieni, Gouverneur général de Madagascar (1896-1905), général, qui sera fait maréchal à titre posthume après la Première Guerre Mondiale.

- Ernest Roume, Gouverneur général de l'AOF (1902-1908)

- Maurice Meray et Albert Picquié, inspecteurs généraux des colonies

- les secrétaires chargés de la rédaction étaient des membres du ministère des colonies, Albert Duchêne et Joost Vollenhoven (futur gouverneur général de l'AOF en 1917-1918)

 

Ils ont eu pour mission de synthétiser les rapports intermédiaires des membres de la mission d'enquête de Brazza, dont certains sont restés au Congo jusqu'en octobre 1905 pour finaliser leur travail. Il s'agissait notamment des rapports des inspecteurs Charles Hoarau-Desruisseaux, Henri Saurin et François-Xavier Loisy.

Les membres de la commission Lanessan devaient aussi "juger" l'un des leurs, Emile Gentil, suite aux révélations de Brazza (cf Rapport Brazza : la fuite volontaire dans la presse... ) et à différentes plaintes reçues quant à sa gestion de l'AEF. Difficile tâche...

 

 

En dépit des promesses d'Etienne Clémentel, Ministre des Colonies (janvier 1905 - mars 1906), interpellé à la Chambre des députés par Gustave Rouanet (soutenu par Jean Jaurès) et René le Hérissé, le rapport ne fut pas publié.


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Etienne Clémentel (1864-1936), Ministre des Colonies (vers 1900 © Image Félix Potin)

 

Son successeur, Raphaël Milliès-Lacroix, qui excerca dans la durée sa fonction au Ministère des Colonies (1906-1909) au sein du gouvernement Clémenceau, ne donnera pas suite à cette promesse lorsqu'en 1907 le rapport fut achevé.

Au delà du Ministère des Colonies qui préférait évidemment dissimuler les crimes et exactions, c'est le Ministère des Affaires Etrangères qui œuvra pour la non-publication du rapport. Le contexte international était à la dénonciation des crimes commis au Congo belge, et dans le cadre du renouvellement de la convention de Berlin qui avait fixé le partage d'une grande partie de l'Afrique entre nations européennes, vingt ans après la signature (1885), la France espérait secrètement pouvoir mettre la main sur cet immense et riche territoire.

A condition de ne pas être éclaboussée elle-même par un scandale de même nature que celui qui touchait Léopold II !! La décision finale fut donc d'enterrer le rapport...

Après quelques remous politiques en 1906-1907, personne ne parla plus du "rapport Brazza". Seul le journal L'Humanité se posait encore la question en 1909, à quand sa publication ?

 

 

C'est donc chose faite en 2014, grace notamment à l'universitaire Catherine Coquery-Vidrovitch.

Le rapport a été présenté de manière à être accessible aux lecteurs, avec une large préface, de nombreuses annotations et des documents annexes qui permettent de comprendre le contexte historique et politique. C'est bien sûr un peu austère (320 pages)... La couleur rouge brique rend le texte de la couverture peu lisible. Elle a été réhaussée d'un bandeau bleu, plus aguicheur, portant la mention "Le premier secret d'Etat de la Françafrique".

Le seul petit reproche que je ferais, c'est le manque d'illustrations, qui auraient pu aérer le texte de la préface. On ne trouve que quelques cartes, dont la carte des concessions (page 50) qui est de médiocre qualité.


Je recommande bien sûr pour les passionnés d'Histoire la lecture de l'ouvrage, qui est paru aux éditions "Le passager clandestin" sous le titre "Le rapport Brazza - Mission d'enquête du Congo : rapport et documents (1905-1907)".


Je reparlerai de certains éléments figurant dans ce rapport dans de prochains articles. 

Rapport Brazza : Gentil mis en accusation

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Sentant qu'il n'était que très modérément soutenu par le pouvoir en place, Brazza avait fait fuiter des informations (cf Rapport Brazza : la fuite volontaire dans la presse... ) afin que ses révélations ne soient pas complètement étouffées. Du moins, pas tout de suite...

Il porte, avec ses enquêteurs, notamment l'inspecteur Hoarau-Desruisseaux, des accusations à l'encontre d'Emile Gentil. On a vu qu'un système implicite a été mis en place (cf Lecture : "Les massacres du Congo" de Toqué ) afin que les informations écrites concernant les exactions commises dans les différentes régions du Congo français, ne remontent pas jusqu'à lui. Elles sont détruites par les fonctionnaires, supérieurs des chefs de poste, implantés eux au plus près du terrain. Il peut donc prétendre ne pas être au courant ! Rien ne peut prouver le contraire...


Le travail d'enquête et de synthèse est donc poursuivi après la mort de Brazza par la Commission Lanessan (cf Rapport Brazza : enfin la publication ! ), toutefois sans pouvoir judiciaire. La presse satyrique ne se prive pas de représenter Brazza menaçant d'outre-tombe Emile Gentil, ce dernier cherchant de l'aide auprès de Clémentel, alors Ministre des Colonies ("Gentil ! Moi, criminel ! ... Mais tout le monde sait que je suis gentil...").

 

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Brazza menaçant d'outre-tombe Gentil (vers 1905 - carte postale MSJ)

 

Les griefs portés à l'encontre du Commissaire Général du gouvernement sont liés d'une part à sa propre action :

- Concours prêté à la Mission Brazza par les autorités locales du Congo français :

Emile Gentil est accusé d'avoir voulu empêcher par différentes manœuvres et des actions de dénigrement le bon déroulement de la mission d'enquête. Bref de mettre des bâtons dans les roues, en bloquant l'accès à certains dossiers, en empêchant le déplacement de l'inspecteur Hoarau-Desruisseaux à Brazzaville, avec des arguments fallacieux (pénurie de logement), dénonçant par ailleurs un dépassement budgétaire imaginaire, et en faisant tout pour dissimuler le camp d'otages de Krébédjé.

La commission conclut que "d'une manière générale, la mission paraît avoir été mise en mesure d'exercer sans entraves le rôle qui lui avait été assigné". Mais elle reconnait tout de même que les motifs avancés par Gentil pour empêcher le déplacement à Brazzaville "étaient erronés".

 

- Exécution sommaire d'un indigène à Fort de Possel en 1899 :

Gentil est accusé d'avoir fait fusiller sur le champ (à l'heure du déjeuner) un indigène qui aurait commis un vol. Pour les uns, c'est un vol de bananes, pour les autres, un vol de fusil. Il s'agirait d'un milicien soussou déserteur. D'après Gentil, il aurait également tué une femme dans un village M'Brous. Les témoignages sont cependant contradictoires... L'exécution sommaire n'est pas contestée, seulement le contexte dans lequel elle s'est déroulée.

La commission conclut "qu'il ne lui est pas possible, vu l'état des renseignements dont elle dispose, de se prononcer sur la matérialité du fait".

 

- Sévices exercés sur un indigène inculpé de vol au Trésor de Brazzaville :

Emile Gentil est accusé d'avoir fait subir "la question" à un indigène employé au Trésor, en lui faisant "administrer la chicotte" (fouet), puis en l'emprisonnant, en dehors de toute procédure judiciaire. Gentil se dit "profondément indigné" par ces accusations. Le boy Mapoko reconnait avoir été emprisonné, mais pas frappé. A t-il subi des pressions ? Toute la hiérarchie administrative et judiciaire soutient Gentil par ses témoignages.

La commission lève toute réserve, après le témoignage favorable de M. de Mérona (procureur de la République), ainsi "il n'y a pas lieu de retenir l'allégation portant sur le fait dont il s'agit".

 

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Emile Gentil en grand habit de Commisaire Général vers 1905 (Nadar © BNF)

 

- Sévices commis sur la personne d'un vieillard à Libreville :

Emile Gentil est accusé de donner le mauvais exemple en faisant subir des brutalités aux indigènes. Ainsi, il aurait donné pour consigne à deux de ses gardes de "frapper tout indigène rencontré sur la route qui n'ôterait pas son chapeau". Deux sénégalais armés de gourdins et de chicottes étaient alors chargés de faire la police de la politesse ! Un vieillard aurait été grièvement blessé sur la route du village de Louis.

Emile Gentil évoque évasivement une querelle entre l'un de ses plantons et un indigène... Planton qui aurait été ensuite sanctionné.

La commission estime en conclusion que "si les habitudes attribuées au commisaire général étaient établies, elles constitueraient une pratique blâmable. M. Gentil en a reconnu les inconvénients en punissant un planton...". On ne peut pas dire que le démenti soit très appuyé, on peut supposer que la pratique était bien réelle.

 

- Sévices commis sur la personne de différents indigènes dans la région du Tchad :

Gentil est accusé d'avoir commis des actes de violence envers des indigènes quand il était commissaire du gouvernement dans le Chari, vers 1899-1900. Sévices et atrocités diverses (indigènes fouettés jusqu'à la mort, femme ligotée, frappée et pendue par les pieds, exécutions sommaires...) sont reprochés par un témoin Gabonais, Ambroise Ogowé, qui se dit lui-même victime de sévices. Il présente une liste précise de victimes, et cite aussi de nombreux témoins, européens, miliciens et indigènes. 

Pour se défendre, Gentil rappelle ses faits d'armes lors de la conquête du Tchad, la mort de Rabah (cf Loango colonial : un sultan contraint à l'exil... ), évoque une mutinerie de miliciens, nie avoir ordonné des punitions corporelles, mais reconnaît avoir donné "une simple correction". Un homme fut condamné à mort pour "abandon de son poste en présence de l'ennemi". Rien que de très "normal" dans le contexte guerrier d'un territoire sous contrôle militaire, pour un officier de la Marine...

 

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Portrait d'Emile Gentil vers 1899 (© BNF - Société de Géographie)


Gentil brandit plusieurs lettres de ses anciens collaborateurs de l'époque (Grodet, Leibell, Robillot...), qui lui rendent hommage et louent sa modération et son humanité. Le discrédit est également jeté sur le témoin Ambroise Ogowé, et sur l'enquêteur Hoarau-Desruisseaux, accusé de ne pas avoir cherché à connaître les antécédents de ses témoins.

En conclusion, "La commission estime que ces faits, recueillis sans contrôle, ne sont pas accompagnés de preuves suffisantes pour qu'ils puissent être retenus".

 

- Renseignements inexacts donnés au ministre :

Le commissaire général est accusé de dissimuler les faits les plus graves commis au Congo français ou de travestir les évènements. La révolte de la région de Ngounié en 1904 est évoquée. Des factoreries ont été pillées et au moins trois agents de la compagnie concessionnaire ont été tués. Des troubles dans la Lobaye (affluent de l'Oubangui) sont aussi à noter. La population se révolte contre l'impôt, le portage forcé et les mauvaises conditions de travail dans les factoreries.

Mais des télégrammes de Gentil envoyés au ministre, évoquant les faits cités ont été retrouvés.

Ainsi "La commission, après avoir constaté ces faits, regrette que l'accusation de ne pas renseigner le ministre, ou de le tromper, ait été portée aussi légèrement contre M. Gentil".

 

En bref, Emile Gentil est entièrement blanchi par la Commission Lanessan des différentes accusations portées contre lui à titre personnel.

Rapport Brazza : l'affaire des otages de Bangui

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Une effroyable affaire a été revélée par le rapport Brazza, celle des otages de Bangui. Il s'agit du cas de 58 femmes indigènes et de leurs 10 enfants qui avaient été enfermés dans une "prison" de Bangui, en avril 1904, et dont 45 femmes et 2 enfants sont morts de faim, en cinq semaines.

L'arrestation collective des "otages" avait eu lieu dans la région de Mongoumba. Femmes et enfants avaient dû effectuer cinq jours de marche pour rejoindre Bangui (plus de 100 km à pied).

 

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Poste de Mongoumba - Lobaye - Congo français vers 1900 (© Audema)

 

C'est le docteur Fulconis, aide-major, qui a révélé ces faits. Arrivant à l'improviste à Bangui, il fut logé par l'administrateur, M. Marsault, dans une case dont le sol exhalait une très forte odeur de déjections humaines, qui l'empêcha de dormir. Le lendemain, il entendit des gémissements près des bâtiments de la milice, provenant d'une case fermée au dehors. Il l'ouvrit et découvrit un spectacle horrible.

 

Voici un extrait du témoignage du Dr Fulconis, paru dans la presse, rapporté par le député Gustave Rouanet : 

Des spectres, hâves, décharnés, les yeux brillants de fièvre et de faim, se pressaient là, pêle-mêle, dans l'ordure et dans la nuit. L'un de ces spectres, celui qui poussait les gémissements que le docteur avait entendus, gisait sanglant, sur le sol, où s'agitait faiblement un nouveau-né. Cette femme venait d'accoucher. A côté, une autre était morte depuis quelques heures déjà.

D'autres, dont le souffle n'était plus qu'un râle, serraient dans leurs bras amaigris des créatures émaciées qui luttaient pour la vie, elles aussi, et s'acharnaient à sucer un bout de mamelle tarie. Le docteur courut au plus pressé. Il donna d'abord des soins à la femme qui venait d'accoucher, fit transporter dehors la femme morte, examina les autres et alla trouver le chef de poste pour lui communiquer ses impressions. Ces femmes et les enfants qu'elles avaient avec elles se mouraient de faim. Depuis longtemps, ils devaient être soumis à un régime d'inanition qui avait presque éteint en eux les sources de la vie. Ces femmes et ces enfants avaient été expédiés d'une région située à cinq jours de marche de là par un commis des affaires indigènes nommé Culard, en tournée d'impôt sur un territoire concédé.

 

 

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Vue de Bangui - Congo français vers 1900 (carte postale © Audema)

 

A leur arrivée, on les avait enfermés dans le local attenant à la pharmacie, ce qui expliquait à M. Fulconis l'insupportable odeur qui l'incommodait dans la case mise provisoirement à sa disposition. La case où on les avait enfermés mesure exactement 6 mètres sur 4 m. 25 et ne possède pour toute ouverture que la porte d'entrée. On imagine quelle fut la vie de ces êtres humains dans cette pièce, dans l'air vicié et empuanti par leur respiration et leurs déjections.

 

Vingt-cinq décès se produisirent en treize jours. On jetait les cadavres au fleuve et tout était dit… La case où on les enferma ensuite était plus grande, et d'ailleurs les décès permettaient aux survivants de respirer un air moins empoisonné. Cependant, comme nous l'avons dit, le 17 juin, sur 58 femmes et 10 enfants, il ne restait plus que 13 femmes et 8 enfants. S'il a survécu 8 enfants sur 10, dit M. Rouanet, c'est que même quand la mère était morte, l'enfant trouvait auprès des autres femmes de la tendresse et des soins. La ration distribuée était bien faible. Mais les femmes ne mangeaient que lorsque les enfants ne criaient plus la faim.

 

 

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Femmes Bondos de la région de Mongoumba (vers 1924 © BNF)

 

Le docteur Fulconis examina trois femmes qui moururent sous ses yeux. Elles présentaient les symptômes suivants : amaigrissement extraordinaire, dépassant celui de n'importe quelle maladie chronique. Peau vidée, sèche, terreuse. Tissu cellulaire absolument dépourvu de graisse, muscles atrophiés, ventres plats. Plus d'intelligence; plus de faculté de se mouvoir, plus de voix. Pas de trace de sévices et de mauvais traitements. L'état de marasme et de consomption laisse soupçonner que ces individus ont été séquestrés dans un endroit malsain et qu'ils sont morts par suite d'inanition, après avoir survécu relativement longtemps, en prenant de temps en temps quelques aliments. Il ne m'a jamais été demandé de rapports d'autopsie, et les cadavres ont été jetés au fleuve.

 

Le Dr Fulconis fut rappelé à l'ordre par sa hiérarchie, car sous statut militaire, en tant qu'aide-major, il était soumis au devoir de réserve. Mais personne ne nia les faits.

Le Commissaire Général M. Gentil a signalé ces faits à la justicedans l'optique de punir les agents coloniaux "coupables". Cette dernière n'a pas jugé qu'il y avait lieu d'engager des poursuites... Information rapportée en 1905 par l'inspecteur Loisy, membre de la mission Brazza. En juin 1904, une circulaire de Gentil a donné pour consigne à ses agents de ne plus saisir comme otages les femmes des villages n'ayant pas payé l'impôt. Il a prétendu avoir élaboré cette circulaire avant d'avoir eu connaissance des exactions commises à Bangui en avril-mai 1904.

La pratique était hélas fréquente d'après d'autres témoignages (cf Lecture : "Les massacres du Congo" de Toqué) et les instructions écrites les années précédentes par différents administrateurs de la région. Il s'agissait soit de contraindre au paiement de l'impôt, soit de forcer le recrutement d'hommes pour le portage.

Brazza signalera la découverte de ces terribles méfaits par un câblogramme envoyé directement au Ministre des Colonies le 26 juillet 1905.

 

 

Sources : 

Journal Le Temps du 3 octobre 1905 (Numéro 16176). La Mission Brazza et M. Gentil.

"Le rapport Brazza - Mission d'enquête du Congo : rapport et documents (1905-1907)". Ed. Le passager clandestin - 2014.

Rapport Brazza : l'affaire de Krébedjé

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Brazza en personne découvrit lors de sa mission d'enquête au Congo français une prise d'otages en cours.

 

Il s'agissait cette fois de 119 femmes et fillettes, prisonnières dans la région de Fort-Sibut, à Krébedjé (là même où Georges Toqué avait commencé sa carrière coloniale, avant de rejoindre Fort-Crampel, cf Lecture : "Les massacres du Congo" de ToquéL'affaire dramatique "Gaud et Toqué" ).

Détenues depuis la mi-mai 1905, Brazza effectue la sinistre découverte en juillet 1905. Les femmes retenues sont des Mandjias (ou Mandjas) originaires de la Haute-Koumi.

 

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Femme Mandjia et son enfant - Région des M'Brés (carte postale) 

 

Pour masquer ces exactions, l'arrivée de la mission d'enquête ayant été portée à la connaissance du personnel en poste, les femmes ont été dispersées par l'administrateur Sindoux dans différents villages. Mais un indigène au cours d'un "tam-tam" met Brazza sur la piste (il effectue une danse rampante simulant l'évasion d'un prisonnier).

 

Il prend alors connaissance du journal du poste de Fort-Sibut, où est noté de manière évasive l'arrivée des 119 femmes, avec le détachement du garde principal Constant. Il s'agit en fait d'une mesure de rétorsion prise suite aux graves troubles dans la concession de l'Ouhamé-Nana (on y exploite notamment du caoutchouc). Les rebellions de la population se succèdent et des agents de la concession ont été assassinés. Le garde Constant mène alors une violente répression dans la région.

 

Sans l'arrivée de Brazza, qui déjoua la manoeuvre de dissimulation, ces femmes auraient-elles connu le même sort que leurs semblables de Bangui (cf Rapport Brazza : l'affaire des otages de Bangui) ?

 

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Plantation d'arbres à caoutchouc - Oubangui - Congo français vers 1900 (carte postale)    

 

Etrangement, ces faits disparaissent du rapport final de la Commission Lanessan. Les informations envoyées au Ministère par l'inspecteur Hoarau-Desruisseaux et Brazza lui-même sont pourtant sans ambiguïté.

Il écrit ainsi au Ministre des Colonies le 21 août 1905 : 

" [...] Je crois de mon devoir d'appeler votre attention sur la portée que peut prendre cette affaire, parce que le fait dont il s'agit n'est pas isolé. L'enlèvement des femmes dans les villages indigènes a été, au contraire, employé d'une manière courante comme moyen de réquisition des porteurs sur la route de Fort-de-Possel à Fort-Crampel (Gribingui), pour ne parler que de la région que j'ai personnellement visitée.

A l'heure actuelle, dans cette même région, il est encore considéré comme le complément naturel de toute répression. Cela est si vrai, qu'au moment même où l'on venait d'apprendre l'envoi de ma mission au Congo, il arrivait à Fort-Sibu (Krébedjé) 119 femmes provenant d'une répression effectuée dans la Haute-Koumi, à cinq jours de Fort-Sibut.

Tout a été mis en oeuvre lors de mon passage dans cette région pour m'empêcher d'en avoir connaissance. [...] 

C'est précisément le caractère général de ces faits qui m'a déterminé à vous adresser mon câblogramme n°127, du 26 juillet ; c'est ce caractère général qui, à mes yeux, rend difficile et dangereuse la comparaison que mes instructions me prescrivent de faire entre nos procédés et ceux de l'Etat indépendant du Congo.[...] 

Ces réserves, je vous les confirme parce qu'elles n'ont pas été motivées par la constatation d'un fait isolé, mais bien parce qu'au cours de mon voyage, j'ai acquis le sentiment très net que le Département n'a pas été tenu au courant de la situation réelle dans laquelle se trouve les populations indigènes et des procédés employés à leur égard. [...] ".

 


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Femmes Sango - Région de Mobaye (© Bruel - carte postale vers 1900)

 

Le "rapport Brazza" de la Commission Lanessan évoquera toutefois dans le paragraphe "Abus constatés dans la répression des mouvements de rébellion", des exactions commises à l'encontre des populations Bidigris, Mandjas et Sabangos.

Mais elles sont mises sur le compte des indigènes miliciens et tirailleurs réguliers, abusant de leur autorité, faute d'un encadrement suffisant par le personnel européen, en sous-effectif notable. Les miliciens Yakomas sont notamment pointés du doigt par le Capitaine Mangin, pour leur violence envers les populations locales.


La Commission pose comme principe "que, dans aucun cas, les femmes et les enfants ne doivent être rendus responsables des actes de rébellion". Manière discrète de reconnaître que cela a été le cas par le passé...

La Commission conclut "à l'insuffisance des moyens d'administration et de police, cette insuffisance étant due elle-même à l'exiguïté des ressources financières dont ont disposé jusqu'à ce jour les autorités locales".

Bref une situation impossible, sans répression pas d'impôts récoltés, et sans impôts, pas de moyens !

 

Sources :

"Le rapport Brazza - Mission d'enquête du Congo : rapport et documents (1905-1907)". Ed. Le passager clandestin - 2014.

Rapport n° 148 - 21 août 1905 - Savorgnan de Brazza (Anom - Mission 26).


Rapport Brazza : le scandale étouffé de la M'Poko

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Pour terminer cette série, évoquons le scandale de la société concessionnaire de la M'Poko. Ce n'est pas le moindre de cette triste période de l'histoire coloniale, mais il fût soigneusement étouffé. Finalement, la mort de Savorgnan de Brazza lors du voyage retour du Congo arrangea bien du monde. Si bien que son épouse fut convaincue qu'il avait été assassiné...

Aucun historien n'a, à ma connaissance, retenue cette hypothèse, mais ce décès tombant "au bon moment" permit de faire passer à la trappe les années suivantes des exactions, que Brazza aurait probablement eu à cœur de révéler au grand public (cf Rapport Brazza : la fuite volontaire dans la presse...) et ainsi mettre les politiques face à leurs contradictions.

Ce sera la préoccupation principale des derniers instants de vie de l'ancien explorateur, selon le témoignage de Félicien Challaye : " [...] Il redoute surtout que l'administration, complice des sociétés concessionnaires, n'abandonne à leur tyrannie les malheureuses populations du Congo ; rappelant les atrocités célèbres de la société concessionnaire du Congo belge, la Mongala, il répète à plusieurs reprises : « Il ne faut pas que le Congo français devienne une nouvelle Mongala. » Brève formule résumant les graves préoccupations de ses derniers jours..."


Hélas les faits confirmeront les craintes de Brazza. Il en va ainsi des crimes et exactions commis par des agents de la société concessionnaire de la M'Poko. La compagnie tire son nom d'une rivière, le bassin de cet affluent de l'Oubangui étant situé au nord-ouest de Bangui.

 

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Factorerie de la Société M'Poko vers 1905 (carte postale © Vialle)

 

La compagnie avait obtenu, comme d'autres, en 1899, une concession pour une durée de 30 ans dans ce territoire du Congo français, qui deviendra par la suite la colonie de l'Oubangui-Chari (actuelle Centrafrique).


L'objet de la Société anonyme des Etablissements Congolais Gratry était : 

" L'exploitation de la concession du bassin de la rivière M'Poko et de ses affluents au Congo, et tout ce qui se rattache à cette exploitation, notamment : la plantation, la culture, l'achat et la vente de tous produits naturels ; toutes opérations commerciales et industrielles, toutes installations d'établissements ou usines pour la vente, l'échange ou la transformation de ces produits. La Société peut s'occuper de navigation tant fluviale que maritime et de tout ce qui s'y rattache. Elle peut acquérir, donner à bail ou prendre à bail les terrains, immeubles ou installations quelconques pouvant servir à son exploitation. Elle peut s'intéresser, par voie de cession, d'apport ou par tout autre moyen, dans toutes sociétés ou entreprises similaires, et généralement faire tout ce qui se rattache à l'objet de la Société."

Son siège social était situé au 15, rue de Pas, à Lille, là même où le principal actionnaire A. Gratry exploitait avec son frère J. Gratry, une filature et un commerce de vente de tissus "en gros et demi-gros". Le capital social de la M'Poko était de 2 millions de francs en 1910. Ces industriels lillois du textile étaient liés au milieu belge des affaires, très influent dans l'Etat Indépendant du Congo (situé juste de l'autre côté de la rivière Oubangui !).

La compagnie disposait, sur un vaste territoire de 43 000 km2d'une quinzaine de factoreries majoritairement implantées le long des cours d'eau, la navigation étant souvent le moyen le plus rapide de se déplacer dans cette région encore dépourvue de voies de communication "modernes". Elle disposait également d'établissements à Brazzaville.

 

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     Carte de la concession M'Poko (© Catherine Coquery-Vidrovitch)

 

Derrière la façade respectable, dans les territoires reculés et peu peuplés, là où l'administration était quasiment absente, les pires crimes étaient commis pour forcer les indigènes à atteindre le rendement escompté pour l'exploitation du caoutchouc. La récolte avait lieu le plus souvent sur des lianes, et pas sur des plantations d'arbres à caoutchouc qui étaient très minoritaires.

Les faits furent révélés en 1906-1907 grace à l'enquête du courageux administrateur Gaston Guibet, qui dénonca les méfaits du concessionnaire, au détriment de sa propre carrière.

La M'Poko était sous la direction du norvégien Gullbrand Schiötz, qui avait fui le Congo belge à cause d'une mise en accusation pour "homicide volontaire". Il essaya de corrompre l'administrateur en lui proposant une "enveloppe" contre un silence complice... Peine perdue.

Le directeur de la M'Poko tua de ses propres mains à coup de chicotte deux femmes et un enfant. Séquestrations, châtiments corporels et exécutions étaient la règle.

A chaque récolte de caoutchouc jugée insuffisante, les gardes menaient des répressions dans les villages et tiraient à vue sur les fuyards. Une économie basée sur le crime avec une vision à court terme...

Le dossier judiciaire établit avec certitude un minimum de 750 meurtres, probablement plus de 1000. Certains avancent le chiffre de 1500 meurtres. Terrible...

 

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Etablissement de la Société M'Poko à Brazzaville (carte postale © Vialle)

 

Le norvégien retrouva son pays où il devint un écrivain respecté, masquant son peu recommandable passé. La plupart des européens travaillant pour la M'Poko fuirent la justice en passant avec facilité au Congo belge. Tout cela finit par un non-lieu général en 1909 ! Seuls des miliciens africains furent condamnés à des peines de travaux forcés.

Cette compagnie concessionnaire ne fut pas la seule à procéder de la sorte. La M'Poko disparut en fusionnant avec la CFSO (Compagnie Forestière Sangha-Oubangui) en 1911 (cf  Pointe-Noire : bâtiment colonial, CFSO).

 

Le ministre des colonies de l'époque, Raphaël Milliès-Lacroix, décida d'étouffer l'affaire, comme il décida d'enterrer le rapport de la commission Lanessan, issu de la mission d'enquête de Brazza, conjointement avec son collègue des Affaires Etrangères, Stephen Pichon.

 

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Raphaël Milliès-Lacroix, Ministre des Colonies 1906-1909 (© Conseil Général des Landes)

 

Gaston Guibet fut fermement "invité" au silence. Il fallait préserver le prestige colonial de la France, dans le contexte international de dénonciation des crimes commis au Congo belge. Emile Gentil, qui fermait les yeux sur ces pratiques des sociétés concessionnaires, échappa à toute sanction.

Gaston Guibet ne témoigna que 50 ans après les faits, se sentant délivré de l'effroyable secret dans lequel on l'avait enfermé.

 

Sources :

Annuaire Desfossés – Valeurs cotées en banque à la Bourse de Paris - Edition 1910  - Page 717-718

"Le rapport Brazza - Mission d'enquête du Congo : rapport et documents (1905-1907)". Ed. Le passager clandestin - 2014.

Les derniers jours de Brazza, récit de Félicien Challaye, cliquer sur ce lien link

 


Pointe-Noire colonial : la "Comouna"

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Un ancien immeuble de l'époque coloniale a retenu mon attention. J'ai eu un peu de mal à le situer à Pointe-Noire.

Présentant une longue façade agrémentée d'arcatures rectangulaires, et d'une arcature en plein cintre au dessus de l'entrée principale, il annonce pourtant son nom sur un large panneau, "Comouna".

 

 

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Immeuble de la Comouna en 1950 (Anonyme © CAOM)

 

Un autre cliché montre l'immeuble vu dans l'autre sens. Sous le panneau, on note la présence d'un balcon de forme arrondie en encorbellement.

La construction ne comporte qu'un étage, le côté présente un mur avec des degrés, la façade latérale est aveugle d'un côté, avec des fenêtres de l'autre.

 

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La Coumouna à Pointe-Noire vers 1950 (carte postale Hoa Qui)

 

On remarque au fond à gauche, une autre construction importante qui évoque un bâtiment colonial plus connu... L'hôtel Ottino, devenu siège des services administratifs du gouvernement de l'AEF en 1949 (cf Pointe-Noire : de l'hôtel Ottino à la Préfecture).

Cette localisation de la "Comouna" avenue André Maginot (qui se prolongeait par l'avenue du Port) est confirmée par une vue aérienne. Pas de doute, l'immeuble commercial était bien implanté sur cette artère qui mène du port à l'aéroport, à mi-chemin entre les services administratifs et l'ancien immeuble de la CFSO (cf Pointe-Noire colonial : immeuble CFSO ). C'est aujourd'hui l'avenue Marien N'Gouabi.     

 

La construction de cet immeuble de la Comouna à Pointe-Noire doit dater des années 1940, d'après les clichés trouvés et le style architectural.

 

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Vue aérienne de Pointe-Noire vers 1950 - détail - avenue Maginot (carte postale Hoa Qui)

 

 Il s'agissait d'une succursale d'une société exploitant le coton, son acronyme étant issu des termes : COMpagnie commerciale et cotonnière de l'OUhamé NAna. Cela fait aussi un clin d'oeil au portugais "comuna" (signifiant "communauté", "ensemble"). Le siège social était basé à Bangui, avec de nombreux comptoirs et factoreries répartis sur le territoire de l'Oubangui-Chari (Bossangoa, Bouca, Batangafo, Crampel, Dekoa, Sibut, Possel, Grimari, Bambari, Ippy, Kitika, Bangassou, Ouango).

L'implantation de cette succursale à Pointe-Noire s'explique bien sûr par la présence du terminus ferroviaire et du débouché maritime pour les marchandises. La Comouna est l'héritière de la compagnie consessionnaire de l'Ouhamé et de la Nana (du nom des rivières traversant son territoire).


Cette compagnie de l'Ouhamé et de la Nana avait obtenu le monopole de la navigation sur le Chari. C'était en fait une filiale d'une société hollandaise de traite (Nieuwe Afrikaansche Handels Vennootochap) installée à Brazzaville. Son conseil d'administration était dans les années 1930 présidé par un ancien gouverneur de l’Oubangui, Henri Bobichon. Elle avait aussi le monopole de tous les transports (publics, civils et militaires) dans le bassin du Chari. A défaut d'être bénéfique pour l'AEF, cette clause l'était financièrement pour ses exploitants... Elle gérait une flotille de vapeurs et de baleinières.

 

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 Action de la Compagnie Française de l'Ouhamé-Nana

 

La culture du coton a été favorisée à partir des années 1930. Le Comité cotonnier de l'Afrique Equatoriale Française a ainsi été fondé en 1933.

Les essais de plantation de coton au Moyen-Congo n'ont cependant pas été très concluants. La nature des sols ne s'y prêtait pas et les rendements étaient maigres.

La tentative de culture industrielle de plantes textiles au Congo par la SOFICO (Société des Fibres Coloniales) à partir de 1947, et les recherches menées par l'IRCT (Institut de Recherche du Coton et des Textiles) implanté à Madingou, ont conduit à un développement éphémère de la culture du coton et du "pounga" (jute du Congo). Elles n'existaient quasiment plus en 1960.

Pour l'anecdote, j'ai vu un plant de coton, trace de cette histoire, au sud de Pointe-Noire en 2010, au lac Kayo (cf Lac Kayo : dernières découvertes).

 

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Récolte du Coton - Moyen-Congo vers 1950 (Gouvernement AEF © Michel Mako)

 

Par contre, la culture du coton s'est avérée plus productive dans d'autres régions de l'Afrique Equatoriale Française, comme le Tchad, l'Oubangui-Chari et le Cameroun.

 

Au début des années 1950, la COMOUNA se transforme par scindement : le département cotonnier devient la Cotouna (ses activités étaient exclusivement l'achat et traitement du coton) et le département commercial devient la Transouna, pratiquant l'import-export et la représentation industrielle (véhicules Chrysler, Dodge, Plymouth, carburants et lubrifiants «Texaco»...).

 

Sources : 

Suret-Canale (Jean), L’Afrique noire (1900-1945), Paris, Éditions sociales, 1962.

Exploitation du coton en AEF

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La production de coton s'effectuant principalement dans le Nord de l'AEF (en raison du régime des pluies, les territoires du Tchad et de l'Oubangui-Chari se prêtent particulièrement à cette culture), il faut ensuite évacuer la marchandise. C'est le transport fluvial qui permet ce commerce, les bateaux lourdement chargés de balles de coton descendent ainsi l'Oubangui, puis le fleuve Congo jusqu'à Brazzaville. C'est la grande période des bateaux à vapeur ("steam ship").

Avant le transport, le coton doit être égréné. On implante donc des "centres d'usinage" près des zones de production (par exemple à Ippy, Mandoukou, Kitika, Bangassou et Gambo, Mingala, Kembe, Alindao, Zangba et Zouguinza en Oubangui-Chari).

 

L'un des bateaux "cotonniers" porte le nom de William Guynet (écrit parfois par erreur "Guyné"), délégué du Congo français au Conseil supérieur des Colonies vers 1900, actionnaire et dirigeant de compagnies concessionnaires.

 

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Le steam-ship "William Guyné", chargement des balles de coton (1944 - Ellebé © CAOM)

 

Avant le CFCO, la voie ferrée Belge (Kinshasa - Matadi) est le seul débouché pour ces marchandises. A partir de 1934, le CFCO offre une porte de sortie vers Pointe-Noire et son ouverture maritime. Même si le port n'est pas bien aménagé dans un premier temps. Après la Seconde Guerre Mondiale et de nouvelles infrastructures portuaires, c'est le rythme de croisière.

 

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Brazzaville. Déchargement de balles de coton au port fluvial (1949 - Robert Carmet © CAOM)

 

Mais à Brazzaville, rupture de moyen de transport oblige, il faut toujours décharger les balles de coton, soit avec l'aide d'un grue pour les plus gros volumes...

 

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Déchargement de balles de coton au port fluvial de Brazzaville (1949 - Robert Carmet © CAOM)

 

Soit à dos d'hommes ! On chemine en file indienne pour déposer le coton sur les quais où d'impressionnantes piles s'entassent. En descendant du bateau, il faut garder l'équilibre sur l'étroite planche pour ne pas chuter dans l'eau avec son lourd paquet de coton pressé.

 

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Déchargement à dos d'hommes du coton au port fluvial (1949 - Robert Carmet © CAOM) 

 

Je suppose que des camions transportaient le coton jusqu'à la voie ferrée du CFCO, à moins qu'une voie de service rejoignant le port ne permette de le faire.

J'avais vu une voie ferrée de ce type au port fluvial de Brazzaville en 2011 (cf  Brazzaville : port fluvial... le "beach").

 

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Les balles de coton sur les quais du port fluvial de Brazzaville (1949 - Robert Carmet © CAOM)

 

Le développement de la culture cotonnière en AEF s'est effectué grâce à la culture directe du coton par les indigènes. Ces derniers étant propriétaires des récoltes, ils étaient ainsi incités à accroître cette culture. Les graines étaient mises gratuitement à la disposition des indigènes par les sociétés d'exploitation. Les cultivateurs apportaient et vendaient aux sociétés leur récolte, dans les centres de production, équipés d'usines d'égrenage.

Le Gouverneur général Antonetti prêta son concours financier à partir de 1926 à la Compagnie Cotonnière Equatoriale Française, souhaitant favoriser cette culture sur le territoire de l'AEF. Le Gouverneur général Reste poursuivra cette promotion.

La culture du coton donnait également lieu à un commerce local au Congo, si l'on en croit certains clichés. 

 

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Marché du coton en AEF, à Boko vers 1924 (Sté de Géographie © BNF)

 

Cette image est légendée "Grand marché public de coton à Boko, au sud et près de Brazzaville". D'autres sources indiquent qu'il s'agirait d'une ville homonyme au Togo, mais la série de 39 photos de l'AEF datant de 1924 et déposée à la Société de Géographique en 1936 font plutôt pencher l'origine du cliché vers la petite ville située au sud de Brazzaville.


Dès 1933, en plus de la Compagnie Commerciale et Cotonnière de l'Ouhamé-Nana, autrement dit la COMOUNA (cf Pointe-Noire colonial : la "Comouna" ), on compte La Société  Française des cotons Africains (COTONAF), la Compagnie Cotonnière équatoriale Française (COTONFRAN, fondée en 1926 sous la dénomination "Les cotons du Congo" ; elle avait à une époque le monopole de la plantation et de l'exploitation du coton sur... 6 millions d'hectares !!) et la Compagnie Cotonnière du Haut-Oubangui (COTOUBANGUI).


Sources :

Annuaire des entreprises coloniales, 1951. Afrique équatoriale (Gabon, Moyen-Congo, Oubangui-Chari, Tchad, Cameroun).

Le Journal des finances, 10 février 1928

Revue des questions coloniales et maritimes - 1938 - La culture cotonnière en A.E.F. et ses espérances, Henri Bobichon.

Pointe-Noire colonial : le "Cercle civil"

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Un bâtiment de Pointe-Noire datant de l'époque coloniale passe aujourd'hui complètement inaperçu. C'est l'ancien "Cercle civil" implanté près de la Côte Mondaine, sur une petit butte dominant la platitude des environs. Il annonce pourtant son nom sur un large fronton dominant l'entrée principale.

Le Cercle était le seul bâtiment construit à la fin des années 1930 dans la partie inférieure de la "lagune Tchikobo". On le constate sur le cliché ci-dessous.


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Le Cercle de Pointe-Noire vers 1940 (carte photo AEF - Anonyme)

 

L'habitat de Pointe-Noire est si peu dense à l'époque que l'on peut voir les toits de la gare du CFCO et sa tour avec l'horloge (à droite du cliché) ! Point de vue impossible aujourd'hui. 

Dès cette période, le Cercle dispose de terrains de tennis (dont on devine les grillages en arrière plan, à gauche). 

Il abrite bien sûr un bar, lieu de rendez-vous de la gente masculine. On identifie deux hommes Blancs sur la photo, un attablé à gauche de l'entrée, et un autre assis à l'entrée dans un fauteuil. Un "boy" Noir est assis dans l'escalier, un autre est debout dans l'entrée, et un troisième est debout à droite de l'entrée (en partie masqué par un arbuste).

 

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Le bâtiment du Cercle de Pointe-Noire vers 1940 (Détail carte photo AEF - Anonyme) 

 

Lieu de la vie coloniale, alors que l'on fêtait la victoire contre les Nazis dans la nuit du 7 au 8 mai 1945, le Cercle civil de Pointe-Noire fut le théâtre d'un pugilat. Un militaire, le chef de Bataillon Raze, fut violemment pris à partie. Des habitants de la ville lui reprochaient d'avoir combattu en Syrie, dans les rangs armés du pouvoir de Vichy, contre les Forces Françaises Libres. Le Moyen-Congo s'étant engagé dès octobre 1940 aux côtés des gaullistes et des FFL, on peut comprendre que cela était très mal perçu...

Des mesures furent prises à cette époque par l'Administration pour éviter d'envoyer en AEF des individus susceptibles d'avoir été Vichystes, notamment des fonctionnaires de l'AOF, laquelle resta longtemps fidèle au Maréchal Pétain.

 

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L'entrée du Cercle de Pointe-Noire vers 1945 (photo anonyme)    

 

L'entrée du Cercle civil sera agrémentée d'un élégant portique à colonnes, mais il affichait la couleur : "Propriété privée Défense d'entrer". Il fallait ainsi montrer patte blanche pour entrer dans le Cercle, ou plutôt "carte rose" si j'en crois cette carte de membre actif du "Cercle européen" de Pointe-Noire.

Dans les grandes villes coloniales, le Cercle était un lieu de sociabilité et un club de loisirs, généralement interdit aux adhérents Noirs.

 

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Carte de membre du Cercle européen de Pointe-Noire

 

Le Cercle civil s'ouvrira donc rarement aux africains, les "évolués" pouvant parfois être admis (terme employé à l'époque coloniale pour désigner les "indigènes" ayant reçu une éducation et une instruction à l'européenne).

Les métis, assez nombreux au Moyen-Congo (555 individus recensés en 1946 à Pointe-Noire et Brazzaville), fondèrent leurs propres associations, ainsi ce fut le cas dès 1938 à Pointe-Noire.

Mais majoritairement les Congolais fondèrent d'autres "Cercles", particulièrement après la Seconde Guerre Mondiale, portant le nom d'une personnalité charismatique (Félix Eboué, général Leclerc...) ou bien une dénomination à connotation religieuse. Les statuts étaient légalement déposés auprès des autorités coloniales, qui craignaient que ces associations ne se transforment en groupes de pression favorables à l'Indépendance.

Lors des périodes de tension politique précédant l'Indépendance, à la fin des années 1950, il était inconcevable d'accueillir un Congolais dans les locaux du Cercle civil.

 

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Vue aérienne du Cercle et du golf de Pointe-Noire vers 1950 (carte postale Edition Paillet)

 

Dans les années 1950, le Cercle sera agrémenté d'un parcours de golf miniature, au milieu d'un jardin arboré. On le voit à gauche de l'entrée sur cette vue aérienne. On constate aussi que le revêtement (en béton) du boulevard de Loango était bien craquelé !

 

Pour ceux qui auraient du mal à le situer, l'ancien Cercle civil se situe face à l'océan, près de la Côte Mondaine, le long du boulevard de Loango. Pas très loin du vieux phare et du port.

 

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Localisation du Cercle civil de Pointe-Noire (© Google Maps 2014)   

 

Son environnement a grandement changé ces 5 dernières années. D'un côté, la lagune marécageuse a laissé la place au quartier Tchikobo (cf Pointe-Noire : bâti sur les marécages ), désormais constellé de villas.

 

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Cercle civil de Pointe-Noire vers 1950 (carte postale Hoa Qui)

 

De l'autre côté, c'est l'extension du Port Autonome de Pointe-Noire qui a remodelé le rivage atlantique (cf Pointe-Noire : travaux d'extension du port  ;  Pointe-Noire : Côte Mondaine, le quartier change... ). C'est désormais une vue panoramique sur les zones de stockage de containers...

 

Le bâtiment accueille aujourd'hui un restaurant dénommé bien sûr "Le Cercle", mais ouvert à tous... sans carte de membre !     

 

 

Pour l'anecdote, Brazzaville possédait un Cercle "civil et militaire" dès 1906 dans le quartier du Plateau. Le bâtiment en brique, typique de l'époque, avait été construit entre 1904 et 1906.

 

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Cercle de Brazzaville, quartier du Plateau vers 1910 (carte postale)

 

Sources :

Démocraties ambiguës en Afrique centrale : Congo-Brazzaville, Gabon, 1940-1965 par Florence Bernault - Editions Karthala.

http://historiensducongo.unblog.fr/ 

Le "mal du Congo" en 1902 : la lèpre

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Ce titre accrocheur est celui d'un article de la revue "A travers le Monde", publié en mai 1902. Ce journal hebdomadaire exploite le sensationnel par des histoires exotiques, des récits d'aventures extraordinaires vécues par des voyageurs, notamment dans les colonies, fonctionnaires, religieux, militaires, commerçants ou journalistes, français ou étrangers. Il publie aussi des histoires romancées ayant le même cadre.

L'article est introduit de la façon suivante, présentant la lèpre comme une sorte de "punition divine" pour des indigènes aux mœurs condamnables... Pourtant, le récit du missionnaire est plein d'empathie.

Les habitants du Congo ont fait, ces jours derniers, cruellement parler d'eux, mais par un effet de justice implacable, ces féroces mangeurs d'hommes sont eux-mêmes dévorés par un mal atroce, la lèpre.

Le Révérend Père J. Derouet, supérieur de la mission de Setté-Cama, nous donne dans ce récit un tableau saississant de ce fléau, qui fut la terreur des âges anciens et qui trouve au Congo son terrain de prédilection.

Suit le récit du R.P. Derouet qui partageait alors son temps entre les missions spiritaines du Gabon et du Congo. Âmes trop sensibles, s'abstenir : 

Autant qu'un profane peut risquer un diagnostic, je crois pouvoir affirmer que la variété des affections squameuses plus spécialement désignée ici, est la dartre furfuracée ou lèpre blanche, la plus pure de toutes. C'est la maladie la plus répandue au Congo.

 

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Lépreux - Missions des Pères du Saint Esprit (carte postale vers 1910)

 

Les Pahouins (Fangs) de Setté-Cama racontent que, lors de leur première invasion dans la région, ils abandonnèrent au-delà du Rhembo-Nkomi une famille dont les hommes, les femmes, et les enfants étaient presque tous atteints du fléau. Je pourrais, en recueillant mes souvenirs, multiplier les exemples ; pour le malheur du pays ils sont nombreux. J'aime mieux m'attacher plus particulièrement à deux sujets que j'ai pu examiner de plus près, les ayant presque journellement sous les yeux.

 

Ce sont deux lépreuses. Il est à remarquer en effet que les femmes fournissent à la lèpre la plus grande partie des ses victimes.

Commençons par la bonne Maroundou. Quand je dis la bonne Maroundou, cela ne veut pas dire qu'elle n'ait pas le verbe haut et ferme ; elle a même ses heures de tempête. Quand vous lui demandez par exemple à voir ses membres défigurés, elle proteste avec vivacité ; mais chez Maroundou, le coeur vaut mieux encore que la langue et, de la meilleure grace du monde, elle vous répond "Eh bien ! les voici une fois de plus, mes mains et mes pieds, regarde-les puisqu'ils t'intéressent." Et l'on regarde.

Aux mains, nulle trace des doigts. C'est à peine si une légère proéminence écailleuse permet de reconnaître la place du pouce. Les pieds ont été plus maltraités encore. Celui de gauche, rongé, se relève brusquement en une forme qui rappelle de près le sabot du cheval. Celui de droite est complètement détruit. La jambe se termine en fuseau.

 

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Lépreux du Cameroun - Mission des Pères du Saint Esprit (carte postale)

 

Maroundou est toujours assise sur sa natte irréprochablement propre et donne des conseils à la jeunesse. Et puis, Maroundou, a un fétiche tout-puissant, c'est son inaltérable gaîté. D'ailleurs, Maroundou est un personnage. C'est même une demi-majesté : son frère Makaia règne sur un petit village voisin et ami de la mission ; or Makaia a de nombreuses absences, dues à ce qu'il ne fait point partie des sociétés de tempérance. De là, des interrègnes obligés que mon héroïne remplit avec dignité... et un peu de fracas.


(à suivre...)

Le "mal du Congo" en 1902 : la lèpre (suite)

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(suite du texte du Père Derouet)


Stéphanie Kilendo est le second sujet que j'ai pu étudier avec quelque détail. Comme son nom l'indique, elle est chrétienne.

Bien que de même nature, la lèpre de Stéphanie, qui date de cinq années seulement, se trouve présentement en pleine période active. Comme dans toutes les affections de ce genre, la douleur n'est pas très vive: c'est plutôt un engourdissement général des membres, une continuelle sensation de froid aux extrémités, une roideur qui paralyse tout le corps et rend la marche saccadée, hésitante, comme celle de monteur d'échasses. Cependant, les doigts ont perdu leurs deux premières phalanges, la troisième est en train de disparaitre à son tour. Les mêmes ravages s'observent aux pieds. Et, comme conséquence peut-être de ce déplorable ensemble, la noire hypocondrie s'empare de la patiente, l'affreux marasme suit de près, et l'on se trouve en présence de l'une des plus tristes représentations que puisse offrir l'humanité souffrante.

 

Ne me demandez pas où loge Stéphanie. Elle n'est reçue nulle part ; un mince toit de feuillage soutenu par quatre bâtons est sa maison ; des crevettes et des crabes, pêchés sur le bord de la lagune, sont, avec un peu de manioc qu'un bon Noir lui jette chaque matin, toute sa nourriture. Ainsi notre lépreuse a vécu ou plutôt souffert depuis cinq ans ; ainsi elle continuera de souffrir quelques années encore.

Ici, on n'a pas droit à la lumière du jour quand on est de sa condition et que, pour comble d'infortune, on a la lèpre. Car, il faut bien le dire, notre pauvre infirme a une tare impardonnable, une tache aussi infamante qu'indélébile : elle est esclave.

Elle ne connait ni son père, ni sa mère, ni ses frères et sœurs, ni le lieu de sa naissance ; ne parlons pas de ses amies d'enfance, elle n'en eut jamais. Quand elle commença à avoir conscience d'elle-même, elle se vit dans une mauvaise case écartée du village, sous la garde d'une femme âgée, malheureuse comme elle ; on l'appelait alors Kilendo. Tout ce qu'elle sait de ces premières années, c'est qu'elle souffrait souvent de la faim. Pour vivre, elle errait de case en case et prenait çà et là ce qu'elle rencontrait. On devine ce qui arrivait : elle était saisie et, sous les coups, ramenée à sa vieille maitresse qui partageait le fruit de ses larcins et qui, néanmoins, lui reprochait amèrement de se laisser prendre.

Le lendemain mêmes excursions, même résultat, et Kilendo se faisait à cette vie ingrate. Elle multipliait ses fuites de nuit et jour et, quoique elle fût partout maltraitée, elle trouvait au milieu de cette existence vagabonde un peu de variété dans sa misère.

Rachetée en 1895, par la mission de Setté-Cama, Kilendo, deux ans plus tard, fut engagée dans un malheureux mariage qui dura beaucoup moins que les roses et n'en eût point les charmes. C'est alors que la lèpre fit son apparition. Quelques mois après, elle avait une fille, qui sera infortunée comme sa mère et probablement lépreuse comme elle.

 

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Le Père Derouet vers 1902 à Loango, avec des fils de lépreux (© A Travers le Monde)

 

A la suite de Maroundou et de Stéphanie qui me sont apparues comme les types de la lèpre ordinaire, il faudrait placer les représentants de la lèpre de Job, connue dans le monde scientifique sous le nom d'éléphantiasis des Grecs.

Je me souviendrais toujours d'un bon vieux de Loango dont j'avais réussi, il y a quelque dix ans, à me faire un ami. Il possédait une case écartée du village de Bouali, mais il n'y demeurait que la nuit ; le jour, il se retirait au milieu des sillons de manioc et s'asseyait sur la terre nue pour se panser.

A côté de cet exemple de jadis, qu'on me permette d'en citer un tout d'actualité, ce sera le dernier. Il s'agit de la mère de l'un de nos élèves, de Manomba l'endurcie. J'userai une pirogue à l'aller voir, celle-là. Dernièrement j'y étais et, pour le prix de mes peines, j'entendais ces réconfortables paroles : "Quand je serai guérie, tu m'apporteras du tafia, du tabac et des étoffes... et alors, tu me baptiseras, si tu y tiens...". Or, Manomba, qui rêve encore de la vie et des jouissances, est aux portes du tombeau. Atteinte depuis trois ans de lèpre invétérée, elle a vécu sous un vieil arbre penché, nettoyant comme elle a pu les nombreux et profonds ulcères que, seule, une legère couche de poudre de bois rouge préserve des injures de l'air. Cette poudre est l'un des spécifiques les plus accrédités dans les cas de lèpre, mais généralement le remède est pire que le mal ; à la longue, en effet, il arrête la suppuration, mais alors la vie s'arrête aussi.

La charité envers les lépreux est un de nos glorieux apanages. On ne s'étonnera donc pas de voir un missionnaire essayer, après tant d'autres, d'élever la voix en faveur de ces déshérités de la vie.

 

Le Père Derouet, missionnaire au Congo français :

 

Jean Derouet est né le 31 janvier 1866 dans l'Orne. Après avoir été diacre au grand séminaire de Séez, en Savoie, il entre tardivement à la congrégation du Saint Esprit en 1891, à l'âge de 25 ans.

Dès la fin de 1891, Jean Dérouet est présent au Congo français dans la communauté des Spiritains. La mission apostolique de Loango s'étend alors jusqu'au Gabon voisin, à Mayumba et Sette-Cama.

Le Père Dérouet devient provicaire de Mgr Carrie le 25 mars 1897, puis est nommé vicaire apostolique du Congo français inférieur en 1907. Il a été successivement directeur du séminaire, supérieur de la mission de Bouenza, puis de Sette-Cama, avant d'être appelé à ses côtés par Mgr Carrie, à Loango (cf Loango : la mission catholique, Mgr Carrie).

 

 

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Portrait de Mgr Derouet, Vicaire de Loango (carte postale vers 1907 © R.P. Patron)

 

En 1902, frappé par la maladie, Mgr Carrie rentre en France où il ne reste toutefois que quelques mois. Il est de retour à Loango dès la fin de l'année, mais ses forces le quittant, il remet ses fonctions entre les mains du Père Dérouet. Mgr Carrie meurt à Loango le 13 octobre 1904, à l'âge de 62 ans. Pour le remplacer, son successeur est tout désigné. Mgr Dérouet deviendra à son tour vicaire apostolique de Loango, mais seulement plus de deux ans après, le 2 janvier 1907.

Partout où il est passé, Mgr Dérouet s'est montré un infatigable marcheur pour parcourir l'immense territoire de ses missions. Vicaire apostolique, il garde cette habitude, prenant, au cours de ses tournées, de nombreuses notes. Il est ainsi l'auteur d'un dictionnaire français-vili et est l'un des principaux rédacteurs du "Mémorial du vicariat apostolique de Loango" entre 1891 et 1914. 


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Mgr Derouet, en brousse entre Kialou et Loango (carte postale vers 1900 © R.P. Patron)

 

Son dévouement auprès des malades resta longtemps célèbre à Loango, comme le montre son intérêt pour les lépreux. Il pose ainsi avec des enfants de lépreux devant la petite église en bois de Loango, qui avait le titre de "cathédrale", édifice aujourd'hui disparu (cf Loango : la mission catholique (suite) ). Son collègue, le Révérend Père Patron, amateur de photographies, immortalise nombre de scènes de l'époque.

Quatre nouvelles missions sont fondées sous son ministère, Kakamoéka (de fondation éphémère), Nsesse (qui est un transfert de Boudianga, cf Mossendjo et le nord-Niari, un peu d'histoire... ), Kimbenza et Mourindi (aux confins du Gabon).

 

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Mgr Derouet, Evéque de Loango, et ses catéchistes (carte postale 1907 © R.P. Patron)

 

L'ordination des prêtres indigènes se poursuit et le travail de conversion de la population locale à la religion catholique prend un essor important. Les tournées montrent leur efficacité !

Mgr Dérouet meurt subitement le 4 mars 1914, à seulement 48 ans. Il disparait à son poste, la veille encore, il avait fait sa tournée quotidienne dans les villages des environs de Loango.

 

Sources :

A Travers le Monde - Hebdomadaire - N°2 du 20 mai 1902.

Les Spiritains au Congo de 1865 à nos jours - Jean Ernoult - Congrégation du Saint-Esprit

L'Eglise du Loango 1919-1947 - Guy Pannier - Karthala

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